Chapitre 3.

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Si on demandait aux pensionnaires de Saint Hamlet de choisir l'adjectif qui convenait le mieux pour décrire leur école, « silencieux » serait sans aucun doute celui qui sortirait le plus de leur bouche. Presque toutes les activités rythmant leur quotidien se faisaient dans un silence quasi absolu : manger, dormir, étudier, lire, écrire. Même lorsqu'elles parlaient, elles le faisaient en chuchotant, si bien qu'elles ne connaissaient ni le brouhaha, ni l'assommante sensation d'avoir le cerveau perpétuellement titillé par des nuisances sonores.

Mais si le silence régnait toujours en maître à Saint Hamlet, Veronika avait appris avec les années à différencier les formes qu'il pouvait revêtir. Parfois, le silence témoignait de la concentration profonde des jeunes filles penchées sur un exercice de mathématiques ardu, les yeux perdus dans le vague, les chiffres se bousculant dans leur tête. Ou alors, elles s'étaient évadées mentalement loin de la pension à travers les phrases enchanteresses d'un roman ou d'un texte à analyser en cours de lecture. D'autres fois encore, c'était simplement la fatigue d'une longue journée qui s'exprimait à travers un silence seulement coupé par le bruit des couteaux glissant sur des assiettes ou du pain que l'on rompait pour saucer un plat.

Pourtant, rien n'égalait le silence si particulier qui régnait dans la grande salle circulaire où les jeunes filles suivaient chaque semaine le cours de travaux ménagers. Chaque fois que Veronika, Kate et leurs camarades s'installaient sur les petites chaises bancales en bois, leur ouvrage en main, c'était un silence plein de sérénité qui se diffusait autour d'elles. Elles tricotaient, cousaient, brodaient et on entendait seulement le léger bruit du fil traversant le coton, le cliquetis métallique des ciseaux taillant le tissu et le frottement des aiguilles en bois lorsque les mailles passaient de l'une à l'autre. Rien ne pouvait troubler ce moment unique où tout un corps semblait contenu dans les phalanges transformant un simple carré blanc en taie d'oreiller ou une pelote de laine en mitaines pour l'hiver. Rien, sauf peut-être la mort.

Veronika avait beau essayer de toutes ses maigres forces de se concentrer sur son ouvrage du jour (une nappe dont il fallait achever l'ourlet), son esprit ne parvenait pas à faire abstraction de la lourde masse qui avait envahi la pièce. Le calme du cours pourtant si salutaire après une crise s'était évanoui pour être remplacé par un fantôme si épais qu'il en était presque palpable. Un fantôme qui avait les traits de Michelle Wilkins.

Ce n'était pas la première fois que Veronika faisait l'expérience de la mort. Elle n'avait que 17 ans et pourtant sa vie était déjà jonchée de cadavres. Comme la plupart de ses camarades, elle avait été envoyée à Saint Hamlet après le décès de sa mère. Elle avait 4 ou 5 ans lorsque son père, veuf, avait décidé de l'éloigner de la maison empreinte de l'odeur maternelle et dont le souvenir hantait chaque pièce. Plus d'une décennie s'était écoulée et elle ne parvenait presque plus à retrouver dans ses rêves ni dans ses pensées le visage de ses parents. Ils ne se matérialisaient que sous la forme d'ombres furtives sur lesquelles aucun détail ne semblait pouvoir se fixer. Elle s'en était longtemps voulu ne pas arriver à se les remémorer, puis elle avait compris que ses camarades se rappelaient comme elle de l'horrible sensation de déchirure, d'arrachement qu'elles avaient sentie en quittant leur foyer, mais que tout le reste s'était évanoui loin au fond de leurs souvenirs.

Elle avait cru ne jamais se remettre de la mort de sa mère. Ni de celle de son père, apprise par courrier, quelques semaines après son arrivée à Saint Hamlet. Petit à petit, la douleur s'était apaisée mais n'était jamais véritablement partie. Elle la sentait encore couler dans ses veines comme un venin, se ravivant violemment lorsque la mort frappait à la porte du pensionnat. Car Michelle Wilkins était loin d'être la première jeune fille à décéder brutalement, fraîche un jour et enterrée le lendemain. A Saint Hamlet, la mort rodait à chaque coin de couloir. Parfois, on la sentait venir, s'insinuant pendant quelques semaines dans la gorge d'une pensionnaire qui toussait, crachait, vomissait jusqu'au moment de finir à l'infirmerie sans qu'un médecin ne trouve quoi faire pour la secourir. Mais le plus souvent, elle s'abattait d'un coup, d'un seul, fauchant sur son passage une âme malheureuse.

Veronika avait depuis longtemps cessé de compter le nombre de pensionnaires mortes depuis son arrivée. Il y en avait au moins cinq ou six par an, plus si l'hiver était particulièrement froid. Elle avait aussi arrêté de pleurer les disparues. Elle essayait de se dire que c'était parce que sa tristesse était intérieure, ou parce qu'elle ne les connaissait pas bien. Michelle, par exemple, n'avait que quelques mois de plus qu'elle, mais elles n'avaient jamais été dans la même classe, n'avaient jamais suivi un cours ensemble. Elles avaient échangé au maximum une vingtaine de phrases depuis qu'elles se connaissaient, et il ne s'agissait que de banalités. Veronika ne connaissait rien de Michelle. Elle ne savait pas ce qu'elle aimait, ce qu'elle détestait, quelles étaient ses aspirations dans la vie ni ce qui peuplait ses rêves la nuit. Elles n'avaient en commun que de vivre dans la même pension, de partager les mêmes repas, les mêmes uniformes et de respirer le même air. Evidemment, Veronika avait le cœur lourd, car même si elle lui était presque inconnue, Michelle Wilkins ne l'était tout de même pas complètement.

Veronika essayait surtout de ne pas penser à ce qui lui trottait parfois à l'arrière du crâne lorsqu'elle réfléchissait un peu, une idée parasitaire qui lui chuchotait tel un mauvais génie que si elle ne pleurait pas, si elle n'était pas malheureuse de la mort de Michelle ou d'une autre, c'était juste parce qu'elle était devenue insensible. Insensible au décès, comme habituée à marcher entre des allées de cadavres.

Une sensation de douleur aigüe la ramena subitement à la réalité : perdue dans ses pensées morbides, elle avait cessé de prêter attention à son aiguille et elle s'était enfoncée dans la peau de son pouce. Elle la retira doucement et leva son doigt meurtri. Superficielle, la petite blessure se mit tout de même à couler, une minuscule goutte de sang rouge parcourant sa phalange. Elle porta son pouce à bouche et le suçota pour arrêter le saignement. Un goût de fer envahit son palais alors qu'elle tournait la tête vers la petite fenêtre à côté de laquelle elle était assise et qui donnait sur la grande cour de Saint Hamlet, son regard attiré par une touche de blanc.

Cette touche de blanc, c'était l'uniforme de Nurse Emily, une femme sèche et toute anguleuse. Elle se tenait, droite comme un piquet, le visage grave, devant la porte de l'infirmerie. Un premier homme, de dos, un peu voûté, en sortit avec lenteur. Veronika, intriguée, se pencha un peu plus vers la fenêtre. Elle s'aperçut qu'il tenait l'extrémité d'une grande planche de bois qui paraissait bien lourde, recouverte d'un drap blanc. Un second homme aux traits crispés par l'effort tenait l'autre côté. Et, sur la planche elle-même, Veronika aperçut le visage découvert de Michelle Wilkins. Un visage aux yeux ouverts et terrifiés, à la bouche bâillonnée, qui se débattait.

Avait-elle crié ou bondi en premier ? Veronika était incapable de le dire. L'espace d'un instant, son corps avait été dépossédé de son esprit et elle se retrouva d'un coup, d'un seul debout, sa chaise renversée, ses deux mains plaquées sur sa bouche pour étouffer le cri d'effroi qui achevait d'en sortir. Tout le monde la regardait, et elle sentit la main de Kate se poser sur son épaule. Elle la voyait bouger les lèvres, lui parler, mais aucun son ne parvenait à ses oreilles. C'était comme si ses tympans résonnaient encore du bruit de sa terreur. Nurse Lory, qui supervisait le cours, accourut vers elle, son regard glissant de son visage jusqu'à ses bras. Kate avait elle aussi les yeux fixés sur les mains de son amie, tandis que son front se plissait, interrogateur. Veronika écarta ses paumes loin de son visage et ne vit que du sang, rouge vif qui coulait de ses lèvres le long de sa peau parsemée de tâches de rousseurs, glissant jusqu'à ses coudes.

Le blanc du drap de Michelle Wilkins disparut sous le rouge de son sang. Et le rouge de son sang tourna au noir alors qu'elle s'effondrait sur le sol.   

K, tome 1 - Saint Hamlet.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant