Chapitre 5.

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Jamais, depuis qu'elle vivait à Saint Hamlet, la chambre qu'occupait Veronika n'avait autant ressemblé à un champ de bataille. C'était comme si une véritable tornade s'était abattue sur  la pension et avait retourné les lits, chamboulé les draps, éventré les valises et transformé les tas vêtements soigneusement pliés en des dunes informes. Pour échapper à ce désastre, Veronika s'était réfugiée sur un coin de son lit encore intact, qui avait échappé au courroux de la tempête Kate.

Celle-ci était agenouillée par terre, le visage rouge, les cheveux hirsutes, les traits fermés. Elle avait les deux mains plongées dans l'un des coffres qu'elle gardait sous son lit et dans lequel elle rangeait ses tenues d'été. Comme s'il était sans fond, elle déversait des quantités impressionnantes de tissus hors de ce coffre. Jupons, bas, nouveaux jupons et nouveaux bas, tous se répandaient sur le sol de la chambre pour l'envahir aussi sûrement que la marée recouvrait le sable.

Veronika savait pertinemment que lorsqu'elle se lançait dans un rangement frénétique de la chambre (qui impliquait d'abord de tout déranger), rien ne pouvait la calmer. Cela arrivait en général quand un examen l'angoissait particulièrement, ou lorsqu'elle était très en colère contre Veronika. Et cette dernière n'avait guère de doute quant au fait que c'était cette deuxième option qui avait provoqué la scène à laquelle elle assistait.

Oui, elle savait qu'une fois lancée, il était difficile d'arrêter Kate. Pourtant, il était déjà tard et elle était encore épuisée par son séjour à l'infirmerie, malgré les soins et la gentillesse des Nurses. Elle ne rêvait que d'une chose : une bonne et longue nuit de sommeil dans son lit, dans la chaleur de ses couvertures. Ce qui n'était pas possible si sa camarade se déchainait de la sorte. Alors elle rassembla tout son courage, se gratta la gorge et se lança :

-Si tu continues à creuser comme ça dans ce pauvre coffre, tu vas finir par te retrouver dans les sous-sols de la pension.

Kate baissa ses lunettes et lui adressa un regard si sombre que Veronika regretta instantanément sa tentative pour apaiser la situation. Elle se mordit l'intérieur des lèvres tandis que sa compagne poursuivait le pillage sans merci du coffre. Lorsqu'elle acheva de le vider, elle se lança ensuite dans le tri de tout ce qu'elle avait éparpillé sur le sol. Veronika décida alors de tenter une autre approche : elle se leva du lit, traversa tant bien que mal les tas de vêtements et les piles de livres, et se pencha près de la travailleuse. Elle attrapa une chemise qu'elle commença à plier aussi soigneusement que possible. Kate se contenta de l'ignorer ostensiblement, prétendant être captivée par un trou invisible sur le bas d'un jupon. Ce n'était pas l'attitude la plus chaleureuse du monde, mais au moins elle n'avait pas tenté de lui envoyer quelque chose à la figure. On progresse, pensa-t'elle intérieurement.

Elle laissa s'écouler une longue minute :

-Combien de temps as-tu l'intention de te comporter ainsi ? J'aimerais savoir à quoi je dois m'attendre.

-Aussi longtemps que je le déciderai.

Bien, bien, se dit Veronika. Plus de deux syllabes à la suite, on continue d'avancer...

-Pourrais-tu au moins me dire ce que j'ai fait pour mériter un tel traitement ?

-Quel traitement ?

-Voyons, ne fais pas l'innocente ! Depuis que j'ai quitté l'infirmerie, tu m'évites comme la peste. Tu ne m'adresses presque pas la parole et tu es glaciale. Et tu as transformé notre chambre en un bazar sans nom ! Je te connais depuis presque toujours, et je sais que quand tu agis de la sorte, c'est qu'il y a un problème.

Kate ferma avec violence le coffre et se tourna vers Veronika. Avec une voix tremblotante, elle rétorqua :

-Oui, tu as raison. Tu me connais bien, tu me connais depuis toujours. Tu lis en moi comme dans un livre ouvert. Quel dommage que je ne puisse pas dire la même chose de toi.

-Quoi ? Mais de quoi parles-tu ?

-Tu m'as menti, Veronika. Tu m'as dit, droit dans les yeux, sans fléchir, que tu étais sûre et certaine que tu étais presque guérie, que tu étais en pleine forme. Que tes crises s'espaçaient et qu'elles ne seraient bientôt plus qu'un mauvais souvenir.

-Je ne vois pas très bien où tu veux en venir.

Levant les bras au ciel, exaspérée, Kate poursuivit :

- A ton avis ? Je suis folle de rage contre toi parce que tu m'as caché la vérité. Tu ne vas pas mieux. Tes crises ne s'arrangent pas. Loin de là.

-Si tu fais référence à ce qu'il s'est passé l'autre jour...

-Bien sûr que je parle de ça ! Tu imagines ce que j'ai pu ressentir quand je t'ai vu tomber, d'un coup, sur le sol ? Tu avais les mains couvertes de sang, ça coulait absolument partout ! C'était terrifiant !

Veronika s'apprêtait à répondre d'un ton cinglant, car elle avait l'habitude de toujours vouloir gagner les disputes, lorsqu'elle réalisa ce que son amie venait de lui dire. Son visage était également marqué d'une grande détresse, sa voix chevrotait comme si elle revivait la scène. Elle se mordit à nouveau l'intérieur de la joue, un petit tic pour se forcer à réfléchir avant de dire n'importe quoi. Elle s'approcha un peu plus près de Kate et lui prit la main. Celle-ci chercha à se dérober, mais Veronika serra sa main encore un peu plus fort.

-Je suis désolée pour ce qui est arrivé, crois-moi. Je n'ai rien vu et, à vrai dire, sur le moment je n'ai rien senti non plus. Je suis tout simplement tombée, comme si je m'endormais d'un seul coup. Ce qui pour moi était un trou noir a dû être plus que troublant pour toi, je le comprends. J'en suis terriblement désolée, et s'il faut que je le répète encore des centaines de fois, je le ferai.

-Tu ne comprends pas...

-Alors explique-moi, s'il te plait. 

Kate soupira, se leva et se mit à faire les cent pas, ne cherchant même pas à éviter les vêtements qui jonchaient le sol. Veronika décida de garder le silence pour ne pas brusquer davantage son amie, une stratégie qui fonctionna car d'elle-même elle reprit:

-Ce qu'il s'est passé m'a fait peur, c'est indéniable. Mais ce qui m'énerve, c'est que tu me mentes. Je croyais que nous pouvions tout nous dire. 

-Mais c'est le cas!

-Alors pourquoi me caches-tu que tes crises sont toujours là? 

-Parce que si je dois mourir, je préfère le faire ici!

Un silence écrasant accueillit la déclaration de Veronika. Choquée, elle plaqua ses deux mains sur sa bouche, comme pour tenter d'empêcher les mots de sortir, mais il était trop tard. Sa dernière phrase cinglait encore dans l'air, mordant comme un coup de fouet.  

Une étrange sensation envahit Veronika, s'étendant de son coeur battant la chamade à son cerveau, ses bras, ses jambes. Elle était à la fois complètement terrifiée d'avoir prononcé pour la première fois à voix haute l'une de ses pensées les plus intimes, mais également soulagée, comme si un poids se soulevait de ses épaules. Kate, quant à elle, ne semblait pas éprouver la même chose. Au contraire, ses yeux s'emplissaient de larmes qui commencèrent à couler le long de ses joues, sur son menton. Elle n'émit pas un son mais s'effondra sur le lit, incapable de réagir autrement. Lentement, Veronika se leva et s'approcha d'elle. Elle s'installa sur les draps et passa un bras autour des épaules de son amie, s'appuya contre elle. Ensemble, sans rien dire, dans un silence seulement rompu par le bruit de leurs sanglots, elles restèrent ainsi pendant ce qui sembla une éternité, laissant la tension se transformer en flots de larmes.

K, tome 1 - Saint Hamlet.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant