Chapitre 6.

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A genoux sur le sol légèrement tiédi par le soleil mais encore durci par les froides journées de l'hiver qui s'achevait, Veronika plaça le petit arbuste dans le trou qu'elle venait de planter. D'une main, elle serra doucement le tronc encore fragile et de l'autre recouvrit délicatement les racines, une à une, prenant garde à les enfoncer suffisamment dans le mélange de terre et d'engrais qui devait s'assurer de la bonne prise de la jeune pousse. Pour finir, elle contempla son travail d'un air satisfait, poussa un petit soupir et se décala d'une vingtaine de centimètres. Il était temps de recommencer.

Veronika aimait cette étrange période de l'année où le soleil réapparaissait dans le ciel mais où le vent glaçait encore les mains et les oreilles, cet entre-deux unique qui annonçait la mort de l'hiver et la renaissance du printemps. Les jours s'allongeaient, de façon imperceptible d'abord, et les activités en plein air reprenaient. Le samedi après-midi, jusque-là consacré à la réalisation de travaux d'intérieur comme la couture, le tricot ou le filage de la laine, poussait les pensionnaires de Saint Hamlet dans le grand jardin de la cour centrale pour commencer les premiers travaux en vue des récoltes de légumes à venir.

Elle le savait, ses camarades, pour la plupart, détestaient plonger les mains dans la terre, manier les fourches et les seaux, semer les graines et toutes les autres activités pourtant nécessaires au bon fonctionnement de la pension. Les légumes, les fruits, les œufs et une partie de la viande étaient produits entre les murs de Saint Hamlet, et le reste devait être acheté par les Nurses au marché, où elles se rendaient une fois par semaine. Les élèves s'y pliaient et faisaient ce qu'il y avait à faire, mais chaque soir elles se plaignaient de la crasse sous leurs ongles qu'elles n'arrivaient pas à faire partir, de leurs muscles qui restaient endoloris malgré les étirements ou encore de leurs yeux fatigués par le soleil.

Veronika, elle, aimait se retrouver dehors. Elle aimait s'occuper du jardin et creuser, bêcher, semer, planter. Mais ce qu'elle préférait par-dessus tout, c'était le calme parfait qui l'envahissait pendant qu'elle travaillait. Son esprit était comme vidé, et chacun de ses muscles occupé. Rares étaient les choses qui la possédaient à ce point et elle y mettait tout son être avec bonheur.

Alors qu'elle venait de planter un nouvel arbuste, elle s'arrêta quelques secondes et passa sur son front perlé de sueur le dos de sa main. Il faisait encore froid mais l'effort la faisait transpirer. Elle parcourut du regard la cour et croisa le visage de Kate. Celle-ci avait retiré ses lunettes et les essuyait sur son tablier maculé de restes de terre. Elle lui adressa un petit sourire avant de se pencher à nouveau sur son allée pour planter un troisième arbuste.

Une semaine s'était écoulée depuis la violente crise de Veronika et elle commençait seulement à vraiment s'en remettre. Sa tête la lançait encore, comme si une barre de fer s'était logée de façon permanente en travers de son front, et elle avait eu bien du mal à digérer ses repas au cours des derniers jours. Il lui fallait manger avec lenteur pour ne pas trop blesser sa gorge endolorie. Mais à l'exception de ces quelques souffrances résiduelles, elle retrouvait petit à petit la forme. Elle n'avait pas eu d'autres crises, dormait comme un bébé et ne se réveillait plus en ayant l'impression de manquer de sommeil. Ses rapports avec Kate s'étaient aussi apaisés : si la jeune femme avait du mal à lui pardonner de lui avoir menti, elle avait néanmoins compris ce qui terrifiait au plus haut point sa camarade. Elles n'en avaient pas reparlé après cette nuit passée à sangloter, mais elles n'en avaient pas besoin. Un accord tacite avait été conclu entre elles : Veronika ne mentirait plus à Kate, et Kate ne trahirait pas la condition de son amie aux Nurses. Elle refusait d'être loin de Saint Hamlet si jamais la mort venait à la prendre. Elle voulait finir sa vie là où elle l'avait commencé ou, du moins, là où ses véritables souvenirs démarraient.

K, tome 1 - Saint Hamlet.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant