1 - "Comment es-tu tombé du ciel, Lucifer?"

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« Comment es-tu tombé du ciel, Lucifer, Fils de l'Aurore ? » — Livre d'Isaïe 14.12-14

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Sebastian Moran avait, un beau jour, vendu son âme au diable.

Pas vraiment vendu, en fait, carrément offerte. Sur un plateau d'argent.

Il avait pas fallu grand-chose. Il ne savait plus quoi exactement. Un regard un peu trop intense. Un sourire étrange. Une moue amusée.

Il avait signé.

Pas littéralement, bien sûr. Les contrats écrits, les signatures... À quoi bon ? Qui serait assez fou pour trahir le roi des enfers ? Qui en aurait même l'opportunité ?

Personne.

Parce que ce diable-là était bien plus intelligent que Lucifer.

Et bien plus redoutable.

*

En fait, ça lui était tombé dessus comme ça, sans prévenir.

Littéralement tombé dessus.

Depuis un hélicoptère.

Il était sur une mission délicate. Une cible mouvante. Une arme de pointe. Un vent fort.

Tellement de paramètres à prendre en ligne de compte !

La gâchette était chaude, sous ses doigts, aussi excitante que la peau d'une femme. Il jouait avec depuis un moment, savourant les sensations, la proie en train de se débattre, la certitude de la victoire, l'approche du grand final...

Et, soudain, le poids du grappin en train de se refermer autour de sa poitrine.

La stupéfaction.

Ses pieds qui quittent le sol.

Le monde qui s'éloigne, sous lui.

Il eut une pensée rageuse pour sa cible manquée.

Sa frustration se calmant petit à petit, il se rendit compte qu'on le hissait jusqu'au véhicule vrombissant, sans ménagement.

Il serra la main autour de son fusil. Un modèle fabriqué sur mesure.

Le concepteur s'était fait tué le lendemain de sa livraison. On avait jamais trouvé le coupable. Ce qui, par un hasard plus que louche, faisait de l'arme que Moran détenait actuellement un exemplaire unique au monde.

Mais était-ce vraiment le moment de s'appesantir sur de telles choses ?

Revenons à nos moutons. Enfin, nos hélicoptères. On se comprend.

Dans l'engin se trouvait deux hommes.

Le premier était le pilote, et ne présentait, en conséquent, qu'un très faible intérêt. Sa présence était de toute façon écrasée par l'aura du deuxième individu.

Un homme en costard cravatte bleu foncé, qui souriait de toutes ses dents. Des yeux beaucoup trop sombres. Mouvants. Fascinant. Comme doués d'une vie propre.

D'ailleurs, tout, chez lui, était fascinant.

Ses cheveux décoiffés à cause du vent. Ses mains aux longs doigts blancs. Sa posture nonchalante, inébranlable malgré les sursauts de l'appareil. Ses lèvres pleines. Et pourtant dangereuses. Comment pouvait-on, en un seul sourire, véhiculer autant d'amusement, d'ennuis et de menace ?

-Sebastian Moran, décréta l'homme comme si, au lieu de simplement énoncer son identité, il lui attribuait d'office ce nom.

Il ne cria pas. Et pourtant, malgré le vrombissement des rotors, sa voix fut parfaitement intelligible. Même un hélicoptère n'oserait pas contrarier un tel phénomène.

-Vous êtes plutôt difficile à trouver.

L'homme au fusil haussa un sourcil, intrigué. Quelqu'un le cherchait ? Quelqu'un qui ne voulait pas le tuer ? C'était forcément pour un contrat. Un contrat intéressant. Et pour ça, il était prêt à se faire enlever par hélicoptère autant de fois que ça chantait à son employeur. Surtout celui-là.

-Vous n'êtes pas bien bavard, continua l'autre. C'est bien.

C'est seulement à cet instant que Sebastian remarqua sa voix. Il aura mis du temps, me direz-vous, mais il ne faut pas lui en vouloir : ce n'est pas vraiment un poète.

Mais même le dernier des abruties aurait capté que ce n'était pas la voix de n'importe qui.

Chaude. Brûlante. Asphyxiante. Suggestive. Fascinante.

C'était celle d'un fou. Ou d'un génie.

Certainement les deux.

-J'ai très peu entendu parler de vous, Sebastian Moran.

L'homme hocha la tête sous le compliment. Avec tous les hommes qu'il avait assassinés, ne pas avoir entendu parler de lui était un gage de sa grande compétence. Et l'autre le savait. Et lui savait que l'autre le savait. Et qu'il savait qu'il savait. Qu'il savait. Mais on va s'arrêter là, puisque vous avez compris l'idée.

-Travaillez pour moi.

Moran eut l'impression que l'hélicoptère avait disparu.

Il était suspendu dans le ciel, quelque part, en face de cet individu, de cette créature étrange, fascinante, dérangeante, dont ne lui ferait pas croire qu'il appartenait à l'espèce humaine.

Et il lui proposait un travail. Plus qu'un travail. Il lui proposait de travailler pour lui. De le voir. De le côtoyer. Au risque de s'y brûler, d'en finir carbonisé.

Mais sans risque, rien ne vaut jamais la peine.

Moran adorait jouer avec le feu.

-Une condition, répondit-il.

Ce fut autour de l'autre de lever un sourcil. Ce n'était pas à lui qu'on donnait des conditions, d'habitude.

Moran avait conscience de l'outrecuidance de son geste. Mais il s'en foutait. Car, à partir de maintenant, sans ça, plus rien n'aurait d'importance.

-Je veux travailler avec vous. Seulement pour vous. Jamais personne d'autre.

L'homme au complet bleu eut un sourire de crotale. Il adorait capturer les gens dans ses filets.

-Ce sera à vie, répondit-il. Jusqu'à ce que la mort nous sépare.

Il eut un petit rire, amusé par sa plaisanterie.

Mais Moran ne plaisantait jamais.

Il fixa ses yeux dans ceux de l'homme tombé du ciel.

-Jusqu'à ce que la mort nous sépare.

À cet instant-là, c'en était finis de lui. Il le savait. Il en avait pleinement conscience, et l'acceptait.

J'ai oublié de préciser, peut-être, que Moran n'avait aucun instinct de survie.

Il faisait ce qu'il voulait, quand il voulait.

Même si ça impliquait sa perte.

Même si ça impliquait de se lier au diable, de lui vendre son âme, son arme et sa vie.

L'autre détourna son regard, soudain désintéressé par la question.

Sebastian n'appris que bien plus tard son nom.

Moriarty.

Au Diable les sentiments (Mormor)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant