Les matelots ayant effectué déjà plusieurs voyages en mer se reposaient dans la carlingue. Le mousse s'activait avec quelques marins sur le pont. La seconde capitaine tenait la barre à l'intérieur du navire tandis que le commandant rêvassait dans sa cabine. Ce gouvernail d'étambot inventé pour les caravelles ne permettait pas de voir la mer en face, pourtant, l'unique femme à bord savourait sa position, face aux cartes et aux compas. Les feuilles sentaient comme les vieux atlas des librairies usées, la matelot les savait toutefois récentes. Les instruments dégageaient une odeur de bois salé, ou peut-être était-ce les rares meubles du bâtiment et le navire lui-même. C'était savoureux et exotiquement ancien, un souvenir qu'on confondrait avec ses rêves. Quoi qu'il en soit, la mer était toujours paisible alors que l'aube cédait la place à l'aurore. Le brouillard se dispersait. On pouvait apercevoir, si on s'y employait avec attention, une maigre houle agiter la surface de l'eau.
L'équipage de l'Escondida - la « cachée » - n'était composé que d'une trentaine d'hommes, d'un mousse, d'une femme et du capitaine. Le nécessaire. La taille de la cale ne permettait pas plus de cargaison. Pourquoi ne pas se saisir d'un navire plus vaste alors que les inventeurs chargeaient les océans de vaisseaux ? C'était bien ainsi d'après le commandant ; la caravelle était le bâtiment des explorateurs. Ils avaient des vivres pour trois mois et des rêves pour toute une vie.
Le capitaine marchait déjà sur le pont. Il jeta un coup d'œil silencieux à la barre. On lui répondit avec joie : « Nous gardons le cap capitaine, la mer est calme et nos matelots aussi, c'est une chance ! » Un rire frais éclata. « Merci Pag. » Un sourire, Pag-Asa transmettait tout ce qui l'animait. D'ailleurs, son nom signifiait littéralement espérance en tagalog. Elle était anglaise mais sa qualité rare de matelot, passé les superstitions hideuses, lui avait conféré une certaine renommée. Tous les équipages - qu'elle avait finit par mener - avaient passé des Caps houleux et s'en étaient en effet démêlés par ses ordres. Les récits marins contés, sa simple présence à bord promettait la réussite de l'expédition, d'où son nom de théâtre Pag-Asa, espérance, que tout le monde avait finalement adopté sous la forme de Pag. C'était la raison pour laquelle le capitaine avait justifié sa place de seconde. Et elle le faisait sourire.
Il reprit sa marche. « Bonjour capitaine ! » Le mousse l'aperçut le premier. Les autres marins le saluèrent également. Il leur adressa un sourire assuré à chacun, sans doute pour les rassurer tous. « Pag me dit que nous maintenons notre cap, nous atteindrons notre objectif dans une dizaine de jours à cette allure. C'est largement suffisant si le vent ne faiblit pas. » Il aimait les lueurs qui s'agitaient dans les yeux des marins lorsqu'ils entendaient des nouvelles. L'incertitude est le danger des mers, la confiance est son atout, faute d'avoir la foi. On faisait donc confiance aux vents et aux courants d'eaux comme on croyait en notre capitaine. Les nouvelles se transformaient vite en rumeurs sur le pont, alors il fallait en distribuer fréquemment pour éviter le flou.
Le mousse s'apprêtait à servir une première ration de nourriture – un seul biscuit sec – mais il leva un instant les yeux, ses cheveux clairs ondulèrent. Au râle de l'olivier fourbu sans sagesse - le marin aux muscles noueux qui s'était moqué du capitaine avant le départ, sans savoir que c'était lui certes mais c'était d'autant plus insultant – le jeune répondit qu'il avait seulement voulu observer le ciel. Il n'avait pas répondu qu'un bel oiseau blanc attirait simplement son regard, par pudeur peut-être.
Un vaste albatros suivait la caravelle depuis les lueurs blanchâtres du soleil qui se lève. Le vent aussi s'était levé, et en poupe, faisant glisser l'oiseau des mers avec grâce, gonflant les voiles du bateau et entraînant la houle qui commençait à déborder.
« Alors, tu nous le donnes notre gâteau sec de malheureux ? lança le marin noueux.
- Oui oui, pardon..
- Et cesse de t'aplatir, espèce de gamin d'eau douce découillu ! »
Un rire gras s'éleva et quelques conversations rapides. Ce n'était pas de la colère pure, plus de la hargne et une habitude. Pourtant, les marins appréciaient l'homme, drôle dans sa sottise et amateur de péchés. Il ne pêchait pas vraiment puisqu'il avait tourné le dos à la religion pour vénérer l'océan. Les pieux racontaient que c'était l'Enfer qu'il vénérait, comme tous les marins de ce navire qui refusaient encore les vaisseaux. Ils n'avaient peut-être simplement pas eu la joie d'y être embauchés, mais s'en accommodaient. « Et toi loup de mer galeux, cesse de cracher ta salive infectée sur un moussaillon, tu risques de ne plus jamais avoir la grâce de recevoir de l'eau douce ! dit une voix féminine, quant à toi jeunot, finis ta tournée de vivres et rejoins-moi sur le gaillard avant plus vite que ça ou je t'envoie en haut du grand mât à la première tempête ! » L'équipage rit de plus belle à la provocation amusée de la seconde. Elle venait de céder la barre et l'entourage réconfortant de papier et de bois au capitaine.
Le mousse, honteux mais en prenant un air détaché, posa son grand tonneau de biscuits pour resserrer le bandeau blanc qui lui tenait ses mèches folles. Il obéit pourtant à la hâte. Il avait son biscuit personnel entre les dents.
« Qu'y-a-t-il m'dame ?
- Pourquoi es-tu sur ce navire ?
- C'est vous qui m'avez permis de monter m'dame, répondit-il naïvement, ce qui fit sourire Pag.
- Je veux dire, pourquoi as-tu souhaité monter ?
- Je vous l'ai dit m'dame, j'avais envie de découvrir la mer.
- La vraie raison.
Il prit un air plus certain.
- Comment le sais-tu Pag ?
- J'ai vu ta sœur courir avec un baluchon. Elle avait l'air inquiète et tu n'étais pas avec elle.
- Je reviendrai la chercher, avec de l'argent et de l'or.
Le moussaillon regarda la mer et posa ses maigres bras sur le bastingage. Il reprit.
- Tu sais, elle a l'âge de s'en sortir. Elle est moins en danger sans moi, les Français me cherchent. Ils feraient mieux de s'attaquer aux vrais responsables, si tu veux mon avis.
- C'était toi, tu revenais de l'Ouest de la ville en courant avec ta carriole ridicule. Si tu nous apportes le moindre ennui, je te rends à la mer.
- J'vous l'ai dit m'dame, jeta-t-il avec un sourire, je viens à bord de vot' caravelle pour attraper mes rêves. »
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Offre moi cet horizon
AdventureLe voyageur monte à bord d'une caravelle alors que la brume du soir masque l'horizon. Une femme et quelques marins l'accompagnent. Au siècle où les guerres de l'opium, de Crimée, du Caucase, et celle de Prusse ont divisé les peuples, étaient-ils des...