Le cinquième jour de navigation naquit alors que la tempête se calmait. Les reflets que le soleil montant formait sur l'eau tentaient d'en maîtriser la surface. Ainsi les vagues s'adoucissaient pour se heurter à la coque du bâtiment en un léger clapotement, si doux. Des matelots s'élançaient bougonnement de leurs hamacs pour aller prendre leur relève matinale.Un écho perdu charriait le bruit de leurs chausses qui s'écrasaient sourdement sur le second plancher. L'horizon apparaissait à travers la brume des premières heures du jour. La caravelle avait résisté dignement aux assauts de l'océan ; c'est en pensant aux trois filles de Colomb que le capitaine s'éveilla. Avant d'entamer sa première ration de nourriture, il aimait s'asseoir tranquillement à son bureau, sculpté dans un petit village de l'embouchure du Mékong, pour écrire les méandres et les réussites de la veille sur un petit carnet de cuir brun.
15 août 1898
Escondida, même équipage. L'orage se calme, il fait frais, l'odeur du sel ne nous brûle plus les narines comme lorsque les embruns nous battaient, charriés par le vent, de plein fouet. Le vent est d'Ouest, en poupe donc, nous progressons plus rapidement que prévu. L'objectif sera atteint dans une moitié de semaine tout au plus, je l'espère. L'équipage commence à s'échauffer et il est temps d'accoster ! Notre premier arrêt ne les soulagera pourtant pas je le sais, mais le prochain sera en terre civilisée, dans une à deux semaines. Dois leur promettre. Les plantes sont toujours intactes, j'ai peur que la mer ne les abîme avant que nous n'arrivions à une source d'eau douce. Impossible de s'en procurer de nouvelles dans le coin. D'ailleurs, c'est bien pour cette unique raison que nous sommes dans le Pacifique ! Crains que l'île de bientôt soit trop vierge pour s'y établir. Chercher eau douce, bois, nourriture accessible et terres cultivables. Pense pas qu'il n'y en aura.
Des marins sont inquiets et n'ont pas foi en notre but. L'or ne les appelle plus suffisamment, hâte qu'ils goûtent aux joies d'une bourse dépensée dans un port fumant, sensuel et suintant l'alcool. Sinon, je les laisserai sur place, pas la peine de s'encombrer.
Certains matelots ont été très braves pendant la tempête. Ils ont maîtrisé la voile carrée avant qui menaçait de céder. Maintenant réparée, aucun dégât majeur durant l'orage. Ceux-là seront récompensés au prochain port. Pag s'inquiète pour nous à cause du mousse je crois, elle ne me le dira pas. Je l'ai remarqué à sa crainte lorsqu'on a aperçu un pavillon français, hier. Le moussaillon aurait disparu durant 1 heure selon elle. Je compte enquêter, mais sûrement n'est-ce pas grave.
La journée s'annonce claire et banale.
Il posa sa plume sans plus trace de matière sur le bois noble de la table et referma le pot d'encre noire qu'il avait importé de son voyage récent en Chine. Il se revoyait à Pékin, puis à Luang Prabang alors récemment placée sous protectorat français. L'explorateur autoproclamé se souvenait des rives ternes et anciennes du Mékong. Il les avaient admirées des mois durant lorsqu'il se reposait contre les pagodes animées par des moines aux tenues de safran, une cigarette entre les dents et des desseins plein la tête. C'est cette cité paisible et royale du Royaume du Laos qui avait inspiré ses rêves, et c'est à partir de là qu'il allait les accomplir. Il avait d'abord admiré les paysages, les confins montagneux du pays au millier d'éléphants. Puis avaient retenu son attention les pauvres paysans qui courbaient leurs vieux dos pour cultiver le pavot. La contrée et deux de ses voisines allaient devenir le Triangle d'Or ; on aurait bien tort de dire que les deux guerres de l'opium ne les avaient pas touchées, elles les avaient au contraire confirmées dans leur qualité d'exportatrices d'opiacés, et ainsi enrichies.
Le jeune homme d'alors se délectait des plaisirs de la compagnie d'une amie rencontrée lors d'une danse organisée par le roi Sakhaline. L'homme l'avait charmée comme leurs regards se cherchaient, amusés. Elle avait un rire clair qu'on aurait confondu avec le chant d'un oiseau, si on l'eût entendu sur les berges du Mékong. Ce soir-là, les deux jeunes âmes se trouvaient dans une pagode sentant bon le bois et l'humidité. Il n'était pas nécessaire d'allumer un feu, l'air était chaud et dense, de toute façon il aurait signalé leur présence dans ce nid qui leur était interdit. L'unique pièce de vie était partiellement séparée en deux par une toile blanche carrée tendue par trois bambous peints en brun, presque noirs. Des choses d'art chinois étaient exposées aux murs, mêlées à des parures et des figurines musulmanes disposées sur le chic mobilier. Le couple d'humains rêvait que ces meubles avaient été bâtis par le vieillard habitant ce chez-soi quand il était encore dans la force de l'âge, et ces belles choses rapportées au temps où il voyageait encore. Le vieux pêcheur les avaient rassemblées peut-être pour rallier les peuples au moins dans sa pagode, leur faire croire qu'ils s'entendent, pouvoir les admirer tous ensemble.
Le propriétaire pourtant usé s'absentait souvent pour naviguer à bord des bateaux de marchandises charriant l'opium dont il maîtrisait la production. Les deux simples amoureux empruntaient alors un peu de son intimité sans le lui dire, pour s'en donner seulement à eux-mêmes. Leurs corps ondulaient alors dans l'air pressant, se rapprochaient dans un souffle et se décollaient lascivement. Ils se faisaient croire qu'ils s'aimaient en se faisant l'amour doucement. Leurs doigts s'entremêlaient en même temps que leurs langues puis ils ne se quittaient plus des yeux, partageant sans un mot un instant prétendu secret. Mais en réalité, les visites fréquentes dans ce repère fastueux nourrissaient leur adrénaline grisante, sinon leurs ambitions.
Ces souvenirs ranimaient l'espoir et l'appétit insatiable du capitaine ; il se rappelait pour croire plus fort à la successibilité de son expédition. Pag rentrait doucement dans sa cabine pour l'en sortir, à la fois d'eux et de sa chambre. Elle lui sourit et l'entraîna doucement par la main. Ses phalanges se plièrent pour la saisir mieux, et se détachèrent de celles de la jolie matelotte quand le soleil les révéla.
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Offre moi cet horizon
ПриключенияLe voyageur monte à bord d'une caravelle alors que la brume du soir masque l'horizon. Une femme et quelques marins l'accompagnent. Au siècle où les guerres de l'opium, de Crimée, du Caucase, et celle de Prusse ont divisé les peuples, étaient-ils des...