Le capitaine de l'Escondida souffla quelque chose à Pag-Asa, peut-être n'avait-il rien dit, c'était imperceptible. Le mousse lui tendit la lettre, d'un geste étrangement méfiant. Quand le capitaine la saisit, une sorte de courant borgne circula entre les deux garçons. Des éclats sombres brillaient dans les larmes de leurs yeux brisés par le sel et le vent. Ce vent froid, fidèle accompagnateur - sinon déclencheur - des tempêtes en mer, se glaçait encore. Les matelots qui assistaient silencieusement à la surprenante diversion frissonnèrent, attendant la suite de la lecture des messages ou du moins du déroulement des actes, qu'ils rythmaient malgré eux par les expirations blanches et inquiètes traversant leurs lèvres gercées. Ils étaient le public et les personnages secondaires, si chers à la marche d'une vie qui devra enfanter des contes. Des âmes qu'on aime voir passer et dont on se nourrit, des visages qu'on oublie parfois parce qu'on croit s'en foutre mais dont on garde une trace inconsciente. Pour l'heure, ces regards plissés étaient fixés sur le papier un peu usé qui passait dans les mains de Pag.
Elle plaça la lettre avec sa suivante dans leur lit de verre. Il n'était pas nécessaire de lire la seconde à l'équipage, ou bien pas tout de suite, alors après un échange entendu avec le commandant, la britannique déposa la bouteille refermée délicatement dans la cabine du capitaine. Le mousse la suivait du regard tandis que le déplacement hâtif de Pag avait dispersé l'attention de l'assemblée de matelots.
Deux espagnols qui avaient embarqués ensemble et s'avéraient être jumeaux se détachèrent du groupe en hélant la jeune femme."Et nous on fait quoi ? Je veux dire l'équipage ? On continue comme si de rien n'était, Capitaine ? C'est qui ce camarade et cette femme aviateur ? Je sais pas vous les gars, mais moi je sens que c'est de mauvaise augure. La tempête se lève pour nous aussi !"
Quelques voix se perdirent approuvant plus ou moins discrètement l'un des jumeaux qui s'était exprimé tout haut. Celle, aigüe et moqueuse, du moussaillon répondit la première.
"Ah tu ferais bien de ne pas t'en méfier, c'est probablement la seule femme sur un planeur que tu risques de croiser avant d'arriver au Ciel !
— On devrait plutôt aller l'aider, elle pourrait nous en être reconnaissante ! rajouta un marin au profil d'aigle.
— Très bien, j'entends vos avis, je trancherai dans la matinée, dit le commandant en riant.
— À vos postes, prenez le relais de vos camarades ! lança brusquement Pag qui réapparaissait. N'oubliez pas que le but de cette expédition n'est certainement pas de chavirer comme le cœur fragile du mousse devant cette aviatrice ! Je vous rappelle que c'est une véritable tempête autour de nous !"
Elle avait une manière d'asséner des ordres brutaux sans rabaisser ses hommes d'équipage, et du moins en apparence, elle s'en sortait bien. La misogynie du navire semblait tantôt s'effacer quant à Pag, mais resurgissait à coup sûr dès qu'il s'agissait d'une autre femme. C'était une idée, ou plutôt une habitude, qui avait peine à disparaître indépendamment des traditions. Les femmes qui voyaient leurs maris partir voguer bien loin pour quelques sombres raisons - celles-ci importaient peu d'ailleurs - ne se résignaient plus à les attendre au bord d'une falaise, mouchoir en main et longue robe noire en poche. Au contraire, un nombre croissant - mais toujours faible - d'entre elles continuait à danser au port avec quelques amants tandis que d'autres partaient rejoindre leurs maris en mer, si elles ne les avaient pas devancés, suivant quelques épiphanies.
Le vent et la houle battaient toujours le navire alors que la nuit semblait engloutir l'horizon. De braves matelots se démenaient avec les cordages, les tentes et le bois, décidés à submerger les vagues qui les querellaient ardemment. C'étaient de ces vagues qui ne se fendent pas, une succession de murs d'eau où se confondaient les sens pourtant affûtés des marins ; ils sentaient l'odeur du fracas salé des lames qui s'abattaient violemment et sans cesse. L'écume et la pluie se mêlaient dans une avalanche blanche et brillante. Les étoiles qui perçaient hardiment ces éléments imprécis éclairaient la scène en discontinu. Ensorcelé, on eût dit qu'il neigeait.
*
Il franchit le seuil de sa cabine, vers l'extérieur. Il appréciait l'océan dans son tout, hargneux et sensuel, amical et ravisseur. Il lu les derniers mots du papier usé qu'il tenait du bout des doigts "Mon camarade, je ne le savais déjà que trop bien et, de lui, ne me méfiais que trop peu." Le capitaine referma la lettre, releva la tête puis s'étira. Son mouvement long, las, fit frissonner le vent. Il sourit, sa tentative de déceler l'horizon dans cette rogne hasardeuse de la mer avait échoué.
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Offre moi cet horizon
AdventureLe voyageur monte à bord d'une caravelle alors que la brume du soir masque l'horizon. Une femme et quelques marins l'accompagnent. Au siècle où les guerres de l'opium, de Crimée, du Caucase, et celle de Prusse ont divisé les peuples, étaient-ils des...