3. Maddie tempête

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  Je ne reste que quelques jours, mais je décide tout de même de vider ma valise. J'ignore d'où vient exactement ce réflexe, ou plutôt cette manie, mais je ne peux pas m'en empêcher. Laisser ma valise remplie lorsque je pars dans plus de vingt minutes, ça me stresse. Comme si je devais partir, là, tout de suite. Comme si je n'étais jamais posée.
Fermer la porte de la chambre étouffe légèrement le bruit de scie des voisins, mais je l'entends toujours.
« Maturité, maturité, maturité... » je me répète à voix basse pour tenter de me contrôler.
Un nouveau hurlement scieux déchire le calme qui avait plané pendant quelques secondes, et je pousse un juron.
« Si ça te console, ils s'arrêtent une demi-heure pour déjeuner ! » me crie Eirik de la cuisine.
Je l'ignore et vide ma valise en un quart de tour, me contentant de bourrer l'armoire de la chambre avec tous mes vêtements et livres. D'un coup de pied, je fais glisser la valise vide sous le lit et m'affale dessus. Mais au bout d'un moment, je me rends compte que quelque chose est coincé sous mon ventre. Je me redresse et extirpe le petit malin qui s'était glissé là. Je me retourne sur le dos et me mets à regarder mon fond d'écran, avec comme premier objectif de regarder l'heure, mais j'ai été réveillée si tôt que mes yeux se referment. Un nouveau hurlement de scie me fait sursauter, et je déverrouille mon Iphone. Par réflexe, je veux aller sur Instagram, voir ce que mes célébrités préférées doivent faire de mieux que moi aujourd'hui, mais le petit 'aucune connexion Internet' en haut de mon écran me rappelle que je ne suis pas chez moi.
Je me traîne jusqu'à la cuisine, contrariée, mais alors que je m'apprête à ouvrir la bouche, Eirik me devance sans même se retourner :
« Le code wi-fi est sur la table de la cuisine. »
Je referme ma bouche, encore plus contrariée. Je ne pensais pas être si prévisible. Je lui jette un regard mauvais
maturité, maturité, maturité...
et m'apprête à aller chercher ce code quand Eirik se retourne.
« C'est ce que tu voulais, non ? A moins que tu ne préfères m'aider à faire à manger ? ajoute-t-il en agitant le citron coupé qu'il tient dans la main.
- Je m'occupe de glander, toi de cuisiner », je réponds humblement.
Il ricane et retourne à sa cuisine. L'ordinateur, les écouteurs et le jus de carottes immonde ont disparu. A présent, une grande marmite prend toute la place. 'Ca doit prendre du temps pour le commencer si tôt', je songe en me rappelant l'heure à laquelle je me suis levée. Mais Eirik a toujours été un grand cuisinier...pas comme moi.
Dans le salon, je trouve en effet le code wi-fi inscrit sur un post-it. Une suite de chiffres et de lettres dénués de sens, et au bout du troisième essai infructueux, j'abandonne. Heureusement, la télé prend le relais, et Eirik a eu l'excellente idée de faire installer des chaînes françaises. J'allume.
« Oh, Dave, si seulement tu m'aimais ! »
Je zappe. Leurs comédies à deux balles, merci.
« Hé Zinzin ! Tire sur mon doigt ! »
Je zappe.
« Et c'est un superbe but de la part de l'allemand Jac... »
Zappe.
« Taxidermiste, une passion avant t... »
   Zappe.
« ...suite aux dernières chutes de trombones-»
Je zappe...attendez. Je reviens en arrière. Le journaliste n'a pas bougé et continue de parler. Il se tient sous un parapluie et semble avoir du mal à se faire entendre.
« La dernière vague a eu lieu hier soir, aux alentours de neuf heures. La précédente remonte à plusieurs semaines, et pourtant, nous sommes toujours dans l'incapacité de comprendre ces phénomènes ! » crie le journaliste en plissant les yeux devant la pluie qui bat la caméra. « Les cartes de la première vague n'ont pas eu de répercussions particulières, et les trombones d'hier n'ont causés que très peu d'accidents. Mais aujourd'hui- »
A ce moment précis, quelque chose de lourd s'abat sur le parapluie du journaliste qui fléchit les genoux. La pluie redouble d'intensité.
« Mais aujourd'hui, nous connaissons une pluie critique ! Des rouges à lèvres tombent du ciel par centaines ! » La caméra pivote, et nous pouvons voir des projectiles tomber du ciel comme une multitudes de gouttes de pluie noires. La caméra se retourne vers le journaliste. « La plupart des gens n'osent pas s'aventurer hors de leurs domiciles, mais certains profitent de cette source inopinée. » La vidéo d'une caméra de surveillance s'affiche, et bien que brouillée par la multitude de rouges à lèvres qui tombent du ciel, on peut clairement distinguer une femme fourrer des rouges à lèvres dans un grand sac avant de s'engouffrer dans un immeuble avec empressement. « La force des projectiles est telle que certains toits se sont écroulés ! Des navires coulent, percés par les rouges à lèvres ! » La vidéo d'une péniche s'enfonçant dans les eaux de la Seine s'affiche puis disparaît. « L'état d'urgence est déclaré. Vous avez comme ordre de rester chez vous ! Nous vous tiendrons au courant des dernières nouvelles, en attendant, restez connectés ! » Le journaliste disparaît, et une pub pour des pâtes apparaît.
J'éteints, médusée.
« Qu'est-ce que c'était ? » demande la voix, lointaine, d'Eirik.
Avant que j'ai pu répondre, il m'a rejointe.
« Ca va ? s'inquiète-t-il en voyant mon visage blanc.
- Ca va, je murmure en me levant. Ca va.
- Ca a pas l'air, réplique-t-il, et il me fait rasseoir. Qu'est-ce qui se passe ?
- Rien ! je réponds avec énervement. Ca va ! »
Maturité, maturité, maturité.
« Enfin, non, pas tellement », je soupire. Je m'empare de la télécommande et rallume la télé, mais la publicité n'a pas lâché l'écran. « C'est en France. Il y a des problèmes.
- Les chutes de cartes, c'est ça ? J'en ai entendu parler il y a quelques semaines.
- Tu es en retard. Maintenant c'est des rouges à lèvres.
- Oh...Les marques de maquillage doivent se mordre les doigts, plaisante Eirik.
- L'état d'urgence est déclaré, je réplique.
- Oh... »
Nous restons un moment à regarder par terre. Le journaliste revient. Eirik pose par terre le saladier qu'il tenait et s'assied à côté de moi.
« ... les autorités craignent pour la Tour Eiffel qui a tanguée en début de matinée. L'Allemagne et le Danemark ont connus une violente averse de trombones cette nuit, et la Norvège ne devrait pas tarder à connaître le même sort. La vague se déplace vers le Nord en gagnant en puissance. Nous préconisons deKrrrh...kkkrh... Kkkkrh »
L'image se brouille soudain, et le journaliste disparaît avec un 'clac !' retentissant.
« Ca arrive », marmonne Eirik en se levant. Il tapote le poste, mais rien ne vient.
« Essaie une chaîne norvégienne », je propose en me rappelant les saccades lors du direct du journaliste.
Eirik suit mes conseils, et le poste se rallume. Mais c'est en Norvégien.
« Tilstand blir erklaert ! Tilstand blir erklaert ! Tilstand blir erklaert ! Trombone tornado !
- Qu'est-ce qu'il rac... » je commence, mais Eirik plaque sa main sur ma bouche. Je le repousse avec hargne et m'apprête à protester, mais je m'arrête brusquement. A côté de moi, Eirik est devenu livide.
« Eirik ? » je demande timidement. De grosses gouttes de sueur commencent à couler de son front, et ses yeux se sont agrandis.
« Eirik ?
- On doit partir, balbutie-t-il.
- Quoi ?
- On doit partir ! s'écrie-t-il. Lève-toi ! »
J'obéis sans réfléchir. La terreur se lit dans ses yeux.
« Mets tes chaussures, vite !
- Mais pourquoi ?
- Pas le temps ! Dépêche ! »
Je l'entends piquer un sprint dans l'appartement, et je fais de même jusqu'à ma chambre. Alors que j'ai à peine enfilé mes baskets, Eirik débarque dans ma chambre, une clé à la main, rouge de sueur.
« Mais qu'est-ce que tu fais ? Vite ! »
Il m'empoigne le bras et m'oblige à me lever. Je pousse un cri de douleur, mais Eirik m'ignore royalement et fonce jusqu'à l'entrée. Il me projette dehors et claque la porte derrière lui. Je commence à lacer mes baskets, mais il ne laisse même pas le temps de finir la première et me pousse dans l'escalier.
« Cours ! Cours cours cours cours cours ! »
Nous sommes au vingt-quatreième étage. Eirik m'oblige à aller plus vite, et je manque tomber à plusieurs reprises. Nous croisons d'autres personnes qui, comme nous, descendent les escaliers à tout allure. Vers le onzième étage, des sirènes retentissent.
« Eirik, il y a un petit garçon ! »
Je lui désigne une porte entrebâillée devant laquelle nous venons de passer. Un petit garçon de peut-être six ans en larmes si tient, mais avec les sirènes d'alarme qui retentissent, impossible d'entendre ses sanglots. Eirik l'empoigne sans ménagement par les deux épaules et lui crie :
« Foreldrene dine er der ? »
Le petit continue de pleurer. Eirik se met à le secouer.
« Foreldrene dine er der ?! »
Le petit répond quelque chose, et aussitôt, Eirik l'empoigne sous les aisselles et le balance en travers de son épaule.
« Qu'est-ce que tu fous ? je lui hurle par-dessus les sirènes et les pleurs du petit.
- T'expliquerai...après... » me hurle-t-il entre deux halètements.
Au deuxième étage, un bruit comme un cliquetis se fait entendre.
« Plus vite, Maddie, plus vite ! »
Finalement, nous arrivons dans le hall d'entrée. Eirik se précipite vers une porte et tend sa clé, mais celle-ci est déjà ouverte. Nous nous y engouffrons. Après un long escalier sinueux, nous passons devant une succession de portes plus anciennes les unes que les autres, et nous arrêtons enfin devant une porte à gonds.
« Prends ça », grogne Eirik en me mettant le gamin hurlant dans les bras.
Je manque le faire tomber et fais tout ce que je peux pour ne pas le faire glisser. Finalement, il enfouit son visage dans mon cou et me bave abondamment dessus en sanglotant. Au moins, il a arrêté de se débattre comme un beau diable.
Eirik ouvre la porte à l'aide d'une grosse clé et me pousse à l'intérieur avant de refermer la porte à double tours. Nous nous retrouvons dans le noir.
« Eirik ? je balbutie. Eirik, tu es là ?
- Paniques pas, je suis là », murmure-t-il en me touchant le bras.
Je sursaute. Une lumière s'allume. Une lampe de poche.
« Bien joué... » je souffle en ajustant ma position pour mieux tenir le gamin qui a arrêté de pleurer. Et puis soudain, un 'tilt' se fait dans ma tête. « Et maintenant tu vas m'expliquer !
- J'y viens. »
Eirik ouvre la bouche pour parler, quand soudain, un 'BAM !' retentit. Le gamin se remet à pleurer. Dehors, le vent hurle, et le cliquetis métallique s'entend distinctement par-dessus les sirènes d'alarmes. Un nouveau 'BAM !' retentit, et cette fois, les murs tremblent.
« Sous la table ! » crie Eirik.
Nous nous précipitons sous la table qu'il me désigne. Le cliquetis est maintenant si fort que j'ai l'impression qu'il est juste à côté de nous. Les murs et le sol tremblent, et je n'arrive pas à s'avoir qui de nous deux, le gamin ou moi, tient l'autre le plus fort. Eirik passe un bras autour de mes épaules et me serre contre lui. Je ferme les yeux et essaie de ne pas vomir.
« ...ornado ! »
C'est le gamin qui a crié.
« Quoi ?
- Tornado ! Tornado ! braille-t-il en me secouant.
- Il a raison ! hurle Eirik par-dessus le vacarme. Tornado ! Tornade !
- Une tornade en Norvège ? je hurle en retour.
- Pas n'importe quelle tornade ! Trombone tornado, une tornade de trombone ! Et on est au cœur de la tornade ! »
Un nouveau 'BAM !' retentit, est nous sommes tous projetés par terre. Mon visage heurte le sol, et je sens le sang couler entre mes lèvres.
Et, alors que je ne pensais pas que notre situation pouvait être pire, la lampe d'Eirik se met à grésiller.
Avant de s'éteindre.

Maélis

Maddalena, alias MaddieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant