Au coin du feu

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Rien ne vient perturber la longue descente des aventuriers, mis à part quelques bruits de rongeurs. Le passage est étroit et le marine est forcé de courber sa tête protégée par le casque. Les murs suintent de l'eau qui goutte lentement sur les marches raides. Plus ils s'enfoncent dans les ténèbres, plus la température baisse et l'humidité augmente.
La lampe à huile projète des ombres démesurées et tremblotantes sur les parois en pierre. Soudain, la flamme vacille en rencontrant un courant d'air. Le futur pilote se retourne, en quête d'encouragements. Le dessous de son visage baigne dans une lumière pâle, mettant en évidence ses traits tirés. Plus que jamais, il ressemble à un cadavre. Le soldat noir hoche imperceptiblement de la tête et sort en douceur son revolver de l'étui.

La fin de l'escalier se profile devant le groupe et, quelques pas plus tard, il atterrit dans une grotte. Dans un coin se terrent les vestiges d'un feu : un simple cercle de pierres avec quelques morceaux de bois et des cendres au milieu. Excepté cette petite trace laissée par l'homme, l'intégralité de la cavité est vide. Dans le fond, en face de l'escalier, une ouverture se profile dans la pénombre. C'est de là que vient le léger courant d'air.

- Si vous voulez, je peux essayer d'allumer un feu, propose l'indienne tout en calmant son chien qui jappe, apeuré par l'ambiance sinistre de l'endroit.

Le marine lève le poignet gauche et fixe la montre qui reflète la lueur de la lampe. Celle-ci indique deux heures du matin passées.

- Un peu de repos nous fera du bien, décrète-t-il. Nous devrions dormir quelques heures, si on y arrive.

- Je ne sais pas à propos de dormir, mais un peu de chaleur ne m'ferait pas d'mal, frissonne la criminelle en se frottant les bras.

La femme aux cheveux tressés s'affaire déjà autour du futur feu. Elle réarrange les branches et sort un briquet. Après avoir regardé autour d'elle avec un fond d'espoir dans les yeux, elle soupire et sort un livre épais de son sac. Elle en caresse tendrement la couverture et son regard se perd dans le vague. Elle est ramenée sur terre par l'irruption de la blonde qui attrape le livre et le lève à hauteur des yeux afin d'en lire le titre.

   - Tu te trimballes vraiment avec une bible ? La classe ! Ah non, c'est juste le Seigneur des Anneaux. Vous savez quoi ? Dans une des prisons où j'ai été, y avait un gars, son surnom c'était le Saigneur des Anneaux, parce qu'il tuait des jeunes mariés. Sympa, non ?

Comme seule réaction, elle obtient un pincement des lèvres et une grimace de la part des deux militaires. L'indienne se lève et prend le livre des mains de la tueuse, puis elle s'accroupit et commence à arracher les pages.

   - Adieu Bilbon Saquet, Thorin, Bombur, Dori, Gloin, Fili, Dwalin et ceux dont j'oublie le nom, marmonne-t-elle en plaçant les feuilles de papier dans l'âtre. Après une ultime hésitation, elle allume son briquet et met feu au début des aventures de Bilbo le Hobbit. Le papier s'enflamme instantanément et le bois ne tarde pas à suivre. Un peu humide, celui-ci dégage de la fumée, provoquant une toux irrépressible chez les aventuriers. Les quatre s'assoient sur le sol dur et tendent les mains vers les premières flammes pour essayer de se réchauffer. Puis chacun se met à l'aise à sa manière : le marine retire son casque et le pose à côté de lui, l'indienne commence à dénouer ses tresses, le chien à ses pieds et la fugitive étend ses jambes devant elle. Elle farfouille pendant quelques instants dans une sacoche qu'elle porte sur son dos et en sort un paquet de cigarettes. À la vue de celui-ci, le soldat endetté sursaute et commence à le fixer avidement, incapable de formuler un mot.

- Putain, même dans des souterrains maudits y a encore des gens pour me taxer mes clopes, râle la blonde. Elle se penche tout de même en avant et tend une cigarette au jeune homme. Celui-ci l'attrape prestement en prenant soin à ne pas toucher les ongles rongés et jaunis de sa donatrice. En esquissant ce geste, la manche de son pull remonte et laisse apercevoir de nombreuses traces d'aiguille dans le pli du coude. Le pilote se couche à moitié, les épaules calées contre le mur, inspire goulûment et souffle peu à peu la fumée par les narines.

- Oh bordel, c'que c'est bon !

La blonde ricane en silence et imite le soldat. Très vite, un nuage de fumée envahi l'endroit, alimenté autant par le bois humide du feu que par les fumeurs. Les minutes passent et les explorateurs commencent à montrer des signes de fatigue. La criminelle baille, la bouche grande ouverte, ses dents pourries à la vue de tous. L'indienne, ses épais cheveux noirs relâchés cascadant dans son dos, grattouille son molosse derrière les oreilles, à moitié assoupie. Le pilote joue distraitement avec un bout de bois, ses yeux fatigués rivés sur les flammes. Même le marine se surprend à dodeliner du chef. Après avoir failli s'assoupir pour la troisième fois, il décide de prendre les choses en main.

- Avant qu'on ne s'endorme tous, on devrait établir un tour de garde. Qui veut prendre la première moitié de la nuit ?

L'indienne ne lui répond pas : la main posée sur le dos de son chien, elle dort déjà profondément. La tueuse commande un "Les hommes d'abord" puis se recroqueville près du feu, le dos tourné à ses acolytes. Dans un soupir, le jeune drogué se lève et va fouiller dans les bagages de la blonde à la recherche de quelques cigarettes supplémentaires. Une fois son butin trouvé, il se réinstalle à sa place et allume une des clopes.

- Combien de temps on va devoir monter la garde ? questionne-t-il son partenaire.

- Quatre heures, puis nous échangerons les rôles.

   - Tu vas vraiment réussir à dormir avec la grosse tarée comme garde ?

   - Elle ne sera pas la seule à nous surveiller, il y aura aussi l'indienne et son chien. Et puis, je dois t'avouer que tu ne m'inspires pas particulièrement confiance non plus.

- Pourquoi ça ? s'offusque le jeune homme. On est tous les deux militaires, on a eu le même entraînement, même si on n'était pas dans la même brigade. J'te comprends pas.

- T'es un accro en manque, voilà pourquoi. Tu as toi-même avoué ne pas avoir consommé depuis des jours. Tu risques de craquer à tout moment. Alors sache que je t'ai à l'œil.

À ces mots, l'héroïnomane grommelle une insulte et se tasse sur lui-même. Chacun des hommes s'occupe comme il peut pour passer le temps : l'un astique son arme et l'autre fume comme une locomotive. Régulièrement, ils se tournent vers l'ouverture dans la roche, en face des escaliers, afin de scruter les ténèbres. Tous les deux savent que la nuit va être longue.

Le Donjon du Condamné [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant