I. Supplicié

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"Comparaître en solitaire devant des murs, perdre de vue son reflet et le tien... Si rien n'est jamais tracé sur les lignes de nos blessures, celles de nos vies restent des plaies aux mains"
- Florian Etienne

***

Mes pupilles s'ouvrent au son des lourdes cloches. De mes lèvres craquelées, j'esquisse un sourire. Ce tintement profond, et le grondement sourd, ininterrompu, de l'écho qui se répercute sans fin entre les falaises abruptes, me sont destinés.

J'étire longuement mes muscles endoloris par la couchette peu confortable sur laquelle j'ai à peine trouvé le sommeil. Mais je suppose que c'est le lot de tous ceux comme moi. Mes pieds nus osent quelques pas sur le marbre froid de la cellule obscure. Le seul rayon  de soleil, la seule touche de lumière sur ce triste tableau provient de l'étroite ouverture, creusée dans la paroi rocheuse. Je me hisse sur la pointe des pieds pour jeter un regard au dehors.

Une brise s'infiltre dans la meurtrière, glisse dans les recoins sombres, serpente le long des murs grossièrement taillés dans la pierre, pour me procurer un brusque frisson. Mes cheveux couleur corbeau se dressent sur ma nuque de jais et une mèche retombe sur mon front haut. Du bout d'un doigt orné d'une imposante bague en argent, deux serpents enroulés leur spirale mourrant juste au dessous de la deuxième phalange de mon majeur, je la glisse derrière une de mes oreilles pointues.

J'inspire l'air frais et parfumé des montagnes, emplissant mes poumons de ce souffle de vie, et mes narines de cette odeur si douce de pluie et d'herbe coupée. Dans un geste pûrement puéril et enfantin, je tire ma langue pâteuse en direction de la minuscule silhouette du garde, que j'aperçois en contre-bas.

Le soleil vient juste de se lever, surplombant les falaises de la lumière rôsée de l'aube. Etirant mes jambes fuselées, je parviens à apercevoir la façade de la tour dans laquelle je suis détenu, qui semble plonger infiniment dans les profondeurs des ravins, et s'élever sans fin entre les pics rocheux. Je songe avec une pointe d'amertume que c'est une superbe journée pour abandonner à tout jamais mon existance divine, cette vie ô combien plus douce que celle d'en bas, cette terre qui m'aura vu paraître et disparaître comme tant d'autres âmes souillées. Je ne suis qu'une erreur, qu'une imperfection de plus dans ce monde si parfait.

Le craquement de la porte de la cellul, sur laquelle on tambourrine violemment, me tire de mes funestes pensées. Une voix rauque et gutturale résonne entre les murs humides :
- Prisonnier, lève-toi. Ton heure est venue.
Sans plus attendre, je m'avance jusqu'à la porte, que j'ouvre d'une brêve pression d'épaule sur le bois pourri. Face à moi se trouve un garde, grand, aux épaules larges et au corps imposant couvert d'une armure rutilante. Sur son torse étincelle le blason de sa division. Un casque recouvre son crâne, et ses cheveux sombres et bouclées retombent en mèches éparses sur son front bombé. Ses pupilles sombres me fixent, semblant me sonder jusqu'aux tréfonds de mon âme. Sa bouche aux lèvres rouges regorgeant de vitalité malgré son âge qui doit être assez avancé, au vu des profondes rides qui creusent ses joues osseuses au teint halé, et s'étire du coin de ses yeux jusqu'à ses oreilles percées de deux anneaux.

D'un geste bourru, il m'agrippe l'épaule, puis, de sa poigne de fer, me presse vers les marches étroites. Je dévale l'escalier périlleux à petits pas, le regard rivé sur les dalles noires, sur lesquelles la plante de mes pieds et dérape. Enfin, je parviens devant une haute porte dont je n'ai pas le temps d'observer les sculptures et ornements.

La lumière du jour m'aveugle tout d'abord. Puis la brûlure quitte peu à mes peu mes pupilles azur. Je suis au pied de la tour, et le garde à qui j'avais adressé ce geste si futile se tient à ma droite. Il me jette un bref regard méprisant, avant d'intimer à mon geôlier, d'un signe de menton, de me conduire au centre du plateau sur lequel est construite la tour.

La longue lame de la guillotine étincelle à la lumière du soleil. Une douleur lancinante traverse à nouveau mes yeux. Mais la lumière aveuglante n'y est pour rien. Cette fois, c'est la brûlure des larmes amères qui coulent sur ma peau candide, dévalent mes joues émaciées par des jours de captivité. Voir ainsi mon destin sous mes yeux humides me couvre non seulement d'une honte cuisante, mais rouvre également une plaie saignante, une de ces blessures qu'on ne voit pas, que ni le temps, ni les larmes n'effacent.

Le plateau est désert. Personne n'est venu assister au spectacle que leur propose l'Archange. Alors, d'un pas nonchalant, je m'avance vers la guillotine, qui trône au centre de l'échafaud, telle une figure moqueuse et despotique. Un troisième garde s'approche. De ses mains cagneuses, il me prend par les épaules et me place sur la structure en bois, dos à la lame, face à la tour. Je sais ce qu'il me reste à faire. Dans un dernier sanglot, je déploie mes longues ailes blanches.

J'ai à peine le temps d'entrevoir mes plumes, que leur robe immaculée se ternit d'une tâche écarlate. Au même moment, une terrible douleur me traverse. Je suis pris d'un furieux tremblement. Je m'effondre.

Mes ailes, désormais devenues des lambeaux sales, des vestiges de ma gloire passée, gisent sur le bois à mes côtés.  Je suis un supplicié.  Je suis un ange déchu.

***

Abbruzes, août 2016
14 ans.

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