X. La Fondation - Prologue

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Galatée

La silhouette mince et agile serpente entre les couchettes. En face d'elle, l'immense baie vitrée qui surplombe Eliopolis reflette les petits corps endormis par dessus les lueurs de la ville, qui sommeille elle aussi. Ses pieds nus tapotent le sol de marbre à son passage. Son poing moite d'appréhension est crispé autour d'un écrin sombre. Enfin, elle s'arrête.

Une épaisse couette blanche se lève et s'abaisse régulièrement. Recroquevillée à l'autre bout du lit, Charlène de Sudbury dort. Elle a dû s'agiter, puisque son dos et ses épaules sont découverts. L'intruse s'asseoit doucement sur le bord du lit. L'automne à Eliopolis est l'antichambre d'un hiver rude et mordant, ainsi elle remonte la couverture jusqu'au cou de la jeune fille.
Charlène geint.
La visiteuse retire ses mains précipitemment. Charlène gigote pour s'allonger sur le dos. La femme retient son souffle comme si ça pouvait la faire disparaître. Enfin, dans un long soupire, l'enfant retombe dans les limbes du sommeil. L'autre soupire aussi, mais pas pour les mêmes raisons.

Si on la surprend ici, ce n'est pas tant que Galatée Ancolie risque son poste à la Fondation, c'est qu'elle est sûre de le perdre. Rien qu'en venant ici, alors qu'une seule altercation suffirait amplement pour finir à la porte, elle a bafoué trois règles de l'institution  : le couvre-feu de 22 heures, l'interdiction de pénétrer dans un dortoire étranger et surtout la proscription pour les mentors de se rapprocher d'un apprenti. Si on l'apprend, ça va jaser sur leur compte. Si on l'apprend, Charlène pourrait être renvoyée elle aussi. Alors cette brillante apprentie finirait dans le quartier de l'Oblivion, à la périphérie de la ville. Tout ça à cause d'une mentor un peu trop humain.

Galatée soupire à nouveau, et se met à chercher un peu de réconfort dans les traits sereins de l'adolescente. Après tout, personne ne saura, même pas Charlène. Sans décoller les yeux de son visage, qui, dans la pénombre ambiante, rayonne d'une étrange lueur opaline, elle ouvre l'écrin. Une chaînette en argent, fine et délicate, à l'orphèvrerie remarquable, luit sur un coussin écarlate. Le fermoire est d'un seul tenant et la chaîne se prolonge en quatre carrés entrecroisés. L'avant-bras de Charlène dépasse du drap. Avec parcimonie et précaution, Galatée glisse la chaîne sous la main de l'apprentie, et referme le bijou autour de son poignet.
- Après tout, c'est à toi qu'il revient, murmure le mentor en remuant à peine les lèvres.

Galatée s'attendait peut-être à ce qu'il se passe quelque chose. Que le bracelet s'allume, qu'il frémisse, qu'il manifeste devant sa nouvelle propriétaire. Pourtant, la chaîne se détend paresseusement, et les quatre carrés retombent lourdement sur l'oreiller. Les épaules de Galatée s'affaissent, et elle s'accorde encore quelques minutes pour contempler le corps endormi.

Elle laisse courir son doigt sur la tempe de Charlène, écarte une mèche capricieuse de sa joue, la glisse derrière son oreille. C'est le seul cadeau qu'elle lui fera jamais. Les Commandeurs ne leur ont pas laissé le choix, le choix de se découvrir, d'être davantage que de bons petits soldats de pomb. Les doigts de Galatée, enfouis dans les cheveux de l'apprentie, tremblent de colère.

Cent ans qu'Ambros Dunchell a décidé de créer l'Amnésie, cent ans que la légendaire Fondation d'Eliopolis cache l'envers du décor, cent ans que les Partisans fabriquent des prototypes, des parias, jusqu'à créer la promotion parfaite. Une génération de cervelles soigneusement lavées, essorées, asséchées, suffisamment soumise et ignorante pour prendre leurs armes de bois et de plastique contre le Commandement. Ils n'ont jamais vu le monde. Ils ne savent pas d'où ils viennent ni où ils vont. Ils ont six, dix, quinze, dix-sept ans, et ils vont mourir en martyr.

Une larme argentée roule le long de la joue de Galatée, rebondit sur son menton, s'écrase sur la main de Charlène. Avec un soubresaut, le mentor essuie la goutelette ronde. Si Charlène passe au détecteur Dunchell demain, ça ne leur échappera pas. D'une voix étranglée, le mentor murmure :
- Que la fortune vienne frapper à ta porte, et qu'elle se plaise sous ton toit.
Puis, sans un regard en arrière pour l'apprentie, elle se lève et se faufile jusqu'à la porte.

A peine quelques instants plus tard, la pendule sonne quatre heures du matin.

***

Alsace, octobre 2017
15 ans.

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