XII. Les Démons de Jafar - Prologue

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Quand j'ai rencontré Jafar Launay pour la première fois, j'ai cru que j'allais m'évanouir. Ou au moins tacher mon froc. Je l'ai senti tout-de-suite, dès qu'il a posé une chaussette trouée dans la pièce : ce type était flippant. Je ne crois pas aux auras ou aux trucs dans le genre, je sais bien que le monde n'est pas tout blanc ou tout noir, mais s'il y avait sur cette terre un homme foncièrement mauvais, c'était bien Jafar Launay.

Il s'est avancé vers moi. Plantée au milieu du tapis, je serrais les fesses parce que c'était un jean tout neuf. Il avait une démarche souple, élastique, il se déplaçait à grands pas sur ses grandes jambes. A son passage, j'ai eu l'impression qu'on m'avait vidé un sceau d'eau glacée sur le crâne et qu'un étau de métal enserrait ma poitrine. J'ai frissonné. Il m'a tendu sa grande main aux grands doigts. Ma mère et Annie, sa femme, immobiles dans un coin de la pièce, ont dodeliné de la tête comme si elle avait été montée sur ressorts. Cette chose chétive à cinq doigts, parcourue de veines bleuâtres, j'étais supposée la serrer.

J'ai ravalé ma trouille, mon dégoût et mon mépris. Jafar Launay me scrutait d'un regard insondable. Pour ma part, j'ai préféré le détailler de bas en haut, pour retarder le moment de croiser son regard.

Il était difficile de lui donner un âge. Il pouvait aussi bien avoir vingt ans que quarante. La carrure frêle, les épaules étroites et courbées, les membres longs et maigres. Le bout de son gros orteil jouait avec une imperfection du parquet. Ses grandes guiges flottaient dans un baggy trop large, serré à la taille par une épaisse ceinture cuivrée. Sa chemise sombre et unie était débraillée aux hanches. Un coup osseux et deux bras malingres s'échappaient du vêtement. Enfin, je me suis fait violence pour poser les yeux sur son visage.

Il avait surchargé de gel ses cheveux sombres, qui retombaient en épis sur son front haut. Une barbe de trois jours couvrait ses joues creusées et sa mâchoire carrée, crispée en une tentative de sourire. Et au dessus de son nez aquilin, ses yeux me fusillaient. Profondément enfoncés dans leurs orbites, surmontés de sourcils froncés et broussailleux, ils étaient mi-clos par de lourdes paupières. L'iris sombre était si dilaté que ses pupilles étaient réduites à un fin cercle clair. Des veinures écarlates s'étiraient d'un coin à l'autre de ses yeux. Ses cils étaient longs et recourbés, et ils auraient été charmants sans ces cernes violacés.

Jafar Launay n'était pas juste froid et distant. Il était glacial, glacé et glaçant.

***

Alsace, septembre 2017

15 ans.

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