V. La Promesse - Prologue

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"I'm breaking the habit tonight."
-Chester Bennington

***

10 semaines.

70 jours.

1 680 heures.

100 800 minutes.

6 048 000 secondes.

Le radio-réveil indique 23:18.

Laure avait mis un quart d'heure pour faire le calcul, et n'était même pas certaine de son résultat. Mais chaque minute passée à marmonner ces chiffres était une minute de moins à se morfondre.

Elle avait mis 47 secondes pour écrire les deux lignes de ce mail, dans lesquelles elle annonçait son potentiel (quoique franchement improbable) suicide. Elle s'était morfondue 47 secondes, et c'était déjà trop. Depuis, elle avait appris que chaque minute comptait.

La pluie martelait le toit, si puissante, si vigoureuse, si implacable, qu'elle semblait sur le point de consteller la charpente de petits trous. Dans une position volontairement inconfortable, L se releva et s'appuya sur un coude. Elle scruta l'obscurité de la chambre, tranchée par la lueur rougeoyante du radio-réveil, qui mourrait dans les recoins de la pièce. Le vent naquit d'un souffle vif, mugit dans la rue en contrebas, jaillit au pied de la maison, entâma une valse gracieuse, se hissa jusqu'aux combles et frappa les volets.
- Bordel, c'est le déluge, ce soir, maugréa-t-elle pour elle-même.
Elle se laissa retomber entre ses couvertures.

Pleuvait-il, ce soir-là ?
Ses paupières se fermèrent et elle relança le film de cette éprouvante soirée.

˜˜˜˜˜

Elle revoyait le pull en laine jeté sur le T-Shirt de la visiteuse, elle revoyait son chignon "effet défait" pas défait.

"Il pleurait dans mon coeur, mais il ne pleuvait sur la ville."

Elle revoyait sa maison, son chez-elle violé, piétiné, ces murs qui ne la protégeaient plus. Elle revoyait leurs épaules crispées, leurs mains fébriles, leurs yeux qui se fuyaient. Elle revoyait leurs téléphones, posés sur la table à la manière de l'arme du crime. Elle revoyait ses parents, orchestrant cette mascarade aux allures de procès. Comme tout se déforme bien facilement lorsqu'on regarde en arrière, on aurait eu vite fait de considérer ses parents comme les "grands méchants". Parce que, dans tous les contes de fées, il y a toujours une méchante marraine.

Mais ses parents l'aimaient. Et n'importe quel parent aimant aurait été déconfit, et se serait vu obligé à prendre une attitude dédaigneuse devant une pareille situation. Anne s'était fait violence pour faire irruption chez eux, elle avait soutenu le regard de ceux qu'elle craignait et qui la craignaient aussi. Et elle leur avait annoncé que leur fille préférait "n'être qu'un souvenir".

Les deux jeunes femmes se cherchaient du regard, se regardaient pour se comprendre, mais ne se comprenaient plus. Le message de leurs prunelles leur parvenait à toutes deux crypté, brouillé, confus, disparate.

"Allo, la Lune, ici la Terre - Nous ne vous recevons plus - Terminé."
...
...
- Fin de la communication -

Il avait fallu meubler ce silence trop pesant, alors sa mère avait tenté de détendre l'atmosphère :
- Vous voulez une tisane ? s'était-elle enquise.
Visiblement troublée par cette proposition incongrue, l'invitée avait ouvert la bouche, sans que ses lèvres ne produisent aucun son. Elle avait semblé sur le point d'accepter. Puis s'était ravisée. Laure avait tenté de masquer sa déception. Puisque c'était fini, elle aurait souhaité que la fin dure un peu plus longtemps.

Elle avait raccompagné Anne à la porte. Elle l'avait contemplée sans un mot, sans une larme, alors qu'elle descendait les marche du perron. Elle était restée accoudée à l'embrasure, jusqu'à ce que le tapotement régulier de ses chaussures s'évanouisse entre les rues, jusqu'à ce que sa silhouette svelte et menue disparaisse, happée par l'obscurité.

Elle avait voulu s'élancer, courir, la rattraper, agripper son bras pour la retenir. Et puis quoi ? Qu'auraient-elles bien trouvé à se dire, debout au milieu d'une rue déserte, plantées sur le sol humide, accablées de la clarté jaunâtre des réverbères ?

"Les mots que l'on a pas dits sont les fleurs du silence"

***

Alsace, avril 2017
14 ans.
A Elle.

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