IX.

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Après la soirée, je n'ai pas pu trouver le sommeil. C'est avec une petite mine et un peu fiévreux que je me rends au travail. A peine le studio de photographie ouvert que déjà la journée s'annonçait longue. Les rares clients ne restaient que quelques minutes dans le studio et repartaient rapidement avec leurs photos. Je crois que je ne me suis jamais autant ennuyé. Mais c'est au bout de plusieurs heures interminables que mon patron m'autorise à prendre ma pause. J'en profite pour passer à la pharmacie prendre de quoi faire baisser ma fièvre et acheter de quoi manger. Je retourne ensuite au studio et m'installe dans la cuisine pour manger. Quand j'ai fini, je me prépare un chocolat chaud et me dirige dans mon bureau. Mon patron m'a gentiment laissé un post-it pour me prévenir de son absence que je jette dans la poubelle. Il revient peu de temps après, un paquet de cigarettes dans une main et une bouteille dans l'autre. Je ne suis pas étonné de le voir boire de l'alcool. Il dit que ça l'aide à trouver l'inspiration. Je reprends mon gobelet et bois une gorgée du contenu. N'ayant rien à faire cet après-midi, je vais dessiner un peu. Je sors mon carnet de dessins de ma sacoche. Je l'ouvre sur la dernière page utilisée que je finis par jeter à la poubelle. Je ne crains pas d'être interrompu par mon patron, trop occupé à se bourrer pour se soucier de ce que je fais. Je pourrais le caricaturer mais je n'ai pas très envie de gâcher une feuille pour ça. Je vais simplement laisser libre court à mon imagination. Je saisis un crayon et pose la mine sur le papier. Le frottement entre les deux matières brise le silence pesant du studio. Je ne vois pas le temps s'écouler. Je m'enferme dans une bulle, me déconnectant complètement du monde extérieur. Je revois le bar, la scène où jouait le pianiste. Je me rappelle de la vitesse de ses doigts sur le clavier, effleurant chaque touche à leur passage. Je me rappelle aussi de son visage aux traits fins. Ce visage qui hante mes pensées et qui prend forme sur le papier. Chaque détail me revient en mémoire. Son nez fin. Ses lèvres fines étirées en un sourire. Ses yeux noirs et profonds. Ses cheveux d'un noir corbeau. Il est beau. Je le trouve très beau. A cette pensée, je referme aussitôt mon carnet et le range dans ma sacoche. Puis je prends ma tête dans les mains. La fièvre me fait délirer. Heureusement, c'est bientôt l'heure de la fermeture. Je me lève et range le studio pour ne rien laisser traîner. Quand vient l'heure, je quitte mon boulot et prends la direction de mon appartement.

Je n'ai pas touché mon carnet de la semaine. Dès que je suis rentré samedi du travail, je l'ai balancé sur le bureau et n'a pas bougé de là. Et quand je posais mes yeux dessus, je ne pouvais pas m'empêcher de repenser à lui. Comme s'il était une drogue. Ma drogue. Je n'arrive pas à oublier son regard envoûtant. Son sourire. Je dois le revoir.

Je me précipite dans la salle de bain et me prépare rapidement. Et tout en revêtant mon manteau beige, je fixe mon reflet dans le miroir de l'entrée. Jamais je n'ai accepté mon corps. Mais depuis que je l'ai vu, je me suis métamorphosé. Parce que, inconsciemment, j'ai envie de lui plaire.

J'arrange une dernière fois mes cheveux puis récupère mon carnet que je range dans ma sacoche et sors de l'appartement. Il est à peine minuit. Je serai un peu en retard mais je m'en fiche. Je ne viens que pour lui. Je marche tranquillement dans les rues éclairées de Séoul. Lorsque je m'arrête devant le vieux bar, je sens tambouriner fortement mon cœur dans ma poitrine. De peur. De joie. Maintenant que je suis là, il est trop tard pour faire demi-tour. J'entre à l'intérieur du bâtiment. La décoration n'a pas changé, comme figée dans le temps. La pièce est toujours aussi mal éclairée mais assez pour se voir. Le vieux barman me reconnaît et m'entraîne à la même table. Il me propose un chocolat chaud que j'accepte volontiers pendant que je m'installe dans le fauteuil. Une jeune fille vient de faire son entrée et s'approche du piano. Elle s'y installe et commence à jouer. Le vieil homme revient avec ma commande et repart aussitôt. La mélodie est belle. Juste belle. Je sors mon carnet de dessins et commence à noircir le papier tout en buvant ma boisson chaude. Mais l'inspiration me manque. Des dessins gribouillés, des mots écrits en désordre, raturés, soulignés, réécrits mais tous dénués de sens. Et les musiciens défilent les uns après les autres. Je les ai écoutés jouer sans trop les écouter. Car je ne suis venu que pour un seul musicien. Celui qui hante mes pensées jour et nuit. Celui qui me rend heureux quand je pense à lui. Celui qui fait battre mon cœur à une vitesse folle mais qui le comble, hélas, d'un grand vide.

Des bruits de chaise et des voix me tirent de ma torpeur. Je regarde ma montre. Il est presque deux heures du matin. Le départ du dernier musicien a entraîné celui des autres clients. Je suis de nouveau seul dans le bar. Mon rythme cardiaque s'accélère à chaque seconde. Et au bout de ce qui me semble une éternité, il fait son apparition sur la scène. Il marche lentement, avec hésitation, pour rejoindre le piano. Il jette un rapide coup d'œil dans la salle et finit par croiser nos regards. J'étire un faible sourire sur mes lèvres. Il me rend mon sourire avant de s'installer au piano sans rompre notre contact visuel. Il pose ses doigts sur les touches et inspire profondément. Il ferme les yeux et commence les premières notes. Comme hypnotisé, je ne le quitte pas du regard. Mon cœur bat tellement fort que j'en ai mal à la poitrine. Mon cerveau est déconnecté et ne semble plus en état de fonctionner. Tout est confus dans mon esprit. Et ces sensations, je les reconnais. Je les ai ressentis la première fois que je l'ai vu. Rien n'a changé chez lui. Ses cheveux sont toujours d'un noir corbeau. Ses traits toujours aussi fins. Et ses yeux toujours aussi intenses et profonds. Et la mélodie qu'il joue est différente de la première. Celle-ci semble plus joyeuse. Plus entraînante. Plus vive. Mais tout aussi magnifique. Et c'est avec douceur qu'il met un terme au morceau. Puis il se lève rapidement et quitte la scène, en m'adressant un faible sourire. Je range mes affaires et remets ma veste. Un sentiment de tristesse m'envahissant. Je quitte alors le bar, jetant un dernier regard à la scène vide. Je commence à marcher en direction de mon appartement quand quelqu'un me retient le bras. Je me retourne et me retrouve nez-à-nez avec le pianiste, haletant et les joues rougies par le froid. Sous la lumière des réverbères, je peux admirer chaque détail de son visage que je connais déjà par cœur et sa peau légèrement plus pâle que la mienne. Je le trouve encore plus beau que la première fois que je l'ai vu.

« Je voulais te donner ça avant que tu ne partes. J'espère sincèrement que tu reviendras la semaine prochaine. Je t'attendrai ! » .

Il saisit une de mes mains et y dépose un bout de papier avant de repartir. Je reste sans bouger, le regardant s'éloigner jusqu'à disparaître de mon champ de vision. Je joue avec le morceau de papier dans la main avant de l'ouvrir. La joie emplissant mon cœur amoureux.

You never walk aloneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant