Atomes crochus

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"Tu sais, au fond, tu as de la chance."

Il me dit ces mots sur un ton neutre et calme, avec une amertume de compassion. Le petit blond aux yeux verts me regarde fixement, attendant sûrement une réaction de ma part. Depuis quelques jours, c'est cet homme chétif et fragile qui vient me rapporter de quoi manger. Il ne voulut rien me dire sur ce soudain changement tout en ignorant continuellement mes questions. Je me demandais au début ce qu'il faisait là: son visage d'ange et son semblant d'empathie ne s'accordaient pas avec cet endroit froid et cruel.

Mais derrière ce doux visage apaisant, je décelais peu à peu un visage crispé et diabolique. Malgré tout, le blondinet reste jusqu'à présent la personne avec qui j'ai eu le plus de dialogue depuis mon arrivée ici. À chaque fois qu'il passe, il s'attarde sur ma personne prenant des nouvelles, mêmes si celles-ci ne changent guère.

Parfois, il s'assoit devant moi et me regarde déguster mon repas, m'analysant sous toutes les formes. Puis, lorsque je pose enfin mon couvert, je m'étonne de m'engouffrer avec un malin plaisir dans son regard émeraude.
C'est là une routine de presque six jours avant qu'il ne soit remplacé subitement par le châtain d'origine.

Mais quelque chose changea toutefois dans cette routine lasse et cruelle. Cet homme d'habitude si froid et distant, ne m'accordant pas le moindre regard, le moindre instant, prend à présent un malin plaisir à rester dans cette pièce renfermant une odeur aigre et étouffante. Mais ce qui me frappa le plus fut la variété du repas. Pour la première fois depuis ma captivité, je goûtais enfin aux plaisirs d'un vrai plat, chaud et assaisonné.

Un léger rire s'échappa de ses lèvres  lorsque mes yeux se métamorphosèrent devant ce privilège inhabituel. J'hésite un moment à y toucher, comme par peur que l'assiette s'envole devant moi. Mais la tentation n'en reste pas moins présente et après un long et réfléchis monologue intérieur, je me jette sur le repas encore tiède.

Il me regarde manger comme on regarderait un enfant, puis quand enfin le festin fut fini, il reprit l'assiette et la posa sur un meuble abîmé dans un coin de la pièce. Il revint ensuite s'assoir devant moi, la distance ayant néanmoins était réduite. Je pus fixer pendant quelques instants les abysses sombres que m'offraient ses yeux avant de sursauter lorsqu'il prit la parole:

"Pardonne-moi. J'ai été pas mal occupé ces temps ci et nous n'avons pas pu faire connaissance. Mais maintenant que j'en ai finis avec elle, nous allons pouvoir tout nous dire, pas vrai?"

Sa voix est tout sauf normale. Son sourire innocent toujours suspendu à ses lèvres, il me fixe intensément comme s'il attendait une réponse de ma part. Soudain il fit un geste brusque, furtif, rapide qui eu comme conséquence pour moi un réflexe de recule, comme une bête devant un danger. Ne voyant que ni coups, ni douleur ne se faisaient sentir, j'ouvre peu à peu les yeux pour apercevoir une poigne tendue vers moi.

"Samuel. Sam, pour les intimes."

Je le regarde intriguée ne sachant pas quelle démarche adopter. Ne voyant aucune réaction de ma part, il prit impatiemment mon poignet et colla ma main à la sienne, étreignant de ses gros doigts ma chair froide et blanchâtre.

"Eva..." Finis-je pas articuler timidement, déboussolée par la situation.

Il me sourit comme satisfait de ma réponse avant de me scanner à nouveau du regard. Je me surprends moi aussi à laisser défiler mon regard sur son être, analysant chaque relief de son visage.

"Tu dois avoir beaucoup de question à poser."

Il se recula de quelques centimètres, me réveillant de mon état second, avant de me fixer hébété.
Des questions? C'est là les seules histoires que je me narre depuis mon arrivée.

"Bien, alors vas-y."

Je reconnu dans cette intonation mon professeur de mathématiques, monsieur Grumaux. Il parlait toujours d'une voix monotone, lasse et distante. Et pourtant il faisait instaurer autour de lui un profond respect envers les élèves ou les professeurs.

Je reviens vite à la réalité lorsque je croise son regard imposant. Je sors alors la première chose qui me vient à l'esprit, sans pour autant penser aux conséquences:

"Est-ce que je vais mourir?"

"Pourquoi vouloir le savoir maintenant? Tu es en vie jusqu'à présent."

Son ton franc et froid me glaça le sang. Sans savoir ce que signifiaient réellement ces paroles, je continu mon interrogatoire:

"Dans ce cas, pourquoi suis-je toujours en vie?"

Il eu un petit mouvement de recul, comme gêné par la question, puis prononça dans un sourire:

"J'ai envie de savoir ce que tu vaux."

Je le regarde, plus curieuse que jamais, me prenant bizarrement de plus en plus à cette conversation.

"Bien, reprit-il, c'est à mon tour maintenant! Tu m'as posé deux questions alors je t'en poserai deux en retour. Mais je te préviens, j'ai horreur des mensonges..."

L'air autour de moi me compresse, se ressert et m'étouffe. J'ose à peine respirer comme par peur de réveiller un ours endormi.

"Est-ce que tu as déjà songé à t'enfuir?"

Je reste de marbre devant cette question dont je ne saisis pas totalement le sens. Il est vrai qu'il m'est arrivé une fois de penser à cette liberté inaccessible, de sentir une nouvelle fois le vent cru et froid de l'automne écraser mon visage. Mais cette pensée ne dura pas plus de quelques secondes, s'achevant lorsque je pensais à ce qui m'attendait là-bas.

"Pourquoi cette question?" Demandais-je innocemment.

"Si tu as déjà essayé, tu es une imprudente et je te punirai. Si au contraire tu n'as rien fait... alors tu n'es qu'une idiote."

CreoberosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant