III. J'ai su à quel point j'avais besoin de lui quand il fut parti.

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E L I S A B E T H

21 Mai 2008 - Dix ans

- La vie n'est pas trop dure avec toi aujourd'hui, Beth ?

Ashley avait pris l'habitude de dire ça chaque fois qu'il était devant le seuil de ma porte. C'était sa façon de me dire "ça va ?" parce que nous trouvions tous les deux bête que la réponse soit toujours "oui". Parfois, ce n'était pas le cas, mais par habitude, on affirmait quand même. Alors, il avait trouvé une alternative. 

J'haussai les épaules. Non. Mais ce n'est pas grave.

- Je peux rentrer ?

J'hochai la tête. Il pouvait toujours rentrer. Il s'assit à côté de moi, sur mon lit. J'avais ma feuille de dessin et une palette de gouache sur les genoux. 

- Tu peins encore ?

Je ne pris pas la peine de répondre et levai mon pinceau devant ses yeux. Oui.

- Qu'est-ce que c'est ?

Je regardai ma feuille. J'avais peint n'importe quoi, chaque coup de pinceau représentait une partie sombre de mon esprit. J'avais peint le bazar qui régnait dans ma tête. Mais j'haussai encore les épaules.

Il s'allongea sur le lit en poussant un long soupir. Il ne savait pas à quel point il me faisait penser à Elias quand il faisait ça. Ma gorge se serra, et je laissai mon pinceau se frotter au papier pour faire disparaître cette sensation. Un coup de pinceau, une inspiration. La peinture m'aidait à respirer.

Cela allait faire un an le 10 Juin. Un an jour pour jour qu'Elias était parti. Un an jour pour jour que je vis avec la culpabilité qui est devenue peu à peu ma meilleure amie. Un an jour pour jour que je n'arrive plus à dormir. Un an jour pour jour que je n'arrive plus à respirer. Vivre était devenu difficile.

- Qu'est-ce qui ne va pas ?

Je venais de rentrer de l'école, et à ma surprise j'étais encore vivante. L'école représentait pour moi ce que l'enfer représentent pour les anges. Il ne se passait pas une journée sans que je la voie, sans qu'elle me prenne la main à la place de la maîtresse quand je faisais mes éternelles crises d'angoisse. Chaque fois, j'avais envie de retirer sa main, mais encore une fois j'étais paralysée. J'avais du mal à sortir de la maison. Chaque fois que j'étais dehors, j'étais exposée au risque qu'elle me retrouve. Et elle me retrouvait toujours, jusqu'à ce que je me calme et que je me rende compte que c'était une crise d'angoisse. Je ne voulais jamais sortir, je n'en avais pas la force, mais il s'avère que l'école est obligatoire. 

Je pris mon carnet qui traînait à côté de moi ainsi qu'un stylo.

L'école.

Il secoua la tête de haut en bas. Il le savait, il était avec moi en classe. Il n'ajouta rien, et je le remerciai silencieusement pour ça. Il savait que la meilleure façon de m'aider était d'être à mes côtés. Il n'y a rien à faire à part être présent. Ashley était le seul avec qui je n'avais pas besoin de parler pour être entendue.

Maman et Papa vont de plus en plus mal. Maman casse sans cesse des assiettes contre les murs, elle part en vrille. L'autre jour, Papa m'a enfermée dans ma chambre parce que Maman était en train de péter un câble.

Il lut attentivement ce que j'avais marqué sur le papier fin de mon carnet avant de répondre.

- C'est normal, j'imagine.

C'est ma faute. Si j'avais sauvé Elias, il serait encore en vie. Il serait là, à côté de nous. Maman irait bien. Papa aussi. C'est à cause de moi tout ça, Ashley, c'est à cause de moi.

- Arrête Beth. Ce n'est pas ta faute.

 J'aurais bien aimé lui répondre, mais j'étais trop occupée à donner des coups de pinceau sur ma feuille pour faire partir les démons qui affluaient dans mon esprit. J'aurais dû mourir aussi. Elias ne méritait pas d'avoir une soeur comme moi. J'aurais dû mourir à sa place. Un noeud se forma dans ma gorge et j'essayai de l'ignorer en changeant de sujet.

La vie n'est pas trop dure avec toi, aujourd'hui, Ashley ?

Je m'attendais à entendre son éternel "non" mais il haussa les épaules. Je fronçai les sourcils en l'interrogeant du regard et il se redressa sur ses coudes. Il ouvrit la bouche, puis la ferma. Puis la rouvrit, puis la referma. Puis la rouvrit.

- Tu te souviens, l'année dernière, quand j'étais sur le point de déménager ?

Oui. Il m'avait déjà raconté cette histoire. Il était à deux doigts de partir à l'autre bout de l'état, presque en Arizona. Pourquoi ? Ça, il ne me l'avait pas dit. Finalement, lui et sa mère étaient revenus vivre ici, la maison d'en face, avec son père. Pourquoi ? Ça, il ne me l'avait pas dit non plus. Je trouvais ça bizarre qu'il soit parti avec sa mère sans son père. Mais Maman disait toujours qu'il fallait se mêler de ses affaires. 

- Cette fois, on y va vraiment, Beth. Et on ne reviendra pas.

Il me regarda avec le regard rempli de peine et de culpabilité. Je mis du temps à assimiler les mots qu'il venait d'énoncer. J'ouvris la bouche, comme si quelque mot allait s'échapper de mes lèvres. Rien ne sortit, alors je la refermai. J'avais envie de lui demander si c'était vrai, mais vu la tristesse qui régnait dans ses yeux, je sus que ce n'était pas la peine. Mes pensées vagabondaient. Respire. Un coup de pinceau, une inspiration.

Tu ne peux pas partir. 

- Je suis désolé Beth. Je n'ai pas le choix.

Si. Si, tu as le choix. Tu restes.

- Je suis désolé. Purée, je suis désolé.

Il me prit dans ses bras. Je le serrai contre moi en sentant les larmes venir à mes yeux. Il était la bouteille d'oxygène qui me permettait de respirer, le sparadrap qui pansait mes plaies. Et il allait partir, il allait me laisser. Il allait me laisser seule avec mes démons. Il allait me laisser mourir.

Chacun de nos sanglots étaient rythmés par le brisement d'une promesse. J'ai su à quel point j'avais besoin de lui quand il fut parti.

L'eau reste silencieuse Où les histoires vivent. Découvrez maintenant