CHAPITRE UN

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Je me souvenais de la première fois que j'avais vu un homme. Peut-être avais-je six ans, certainement sept, c'était une sombre matinée d'hiver. Nous avions roulé toute la nuit pour rejoindre notre nouvelle maison, plus excentrée. Le soleil se levait lentement, mais les nombreux nuages neigeux cachaient sa lumière. C'est en regardant à travers la vitre de la voiture que j'ai pu voir une silhouette fine, mais étonnement massive, qui semblait se traîner aux orées de la forêt. Lorsque Rachel l'a vu, elle a semblé indignée, peut-être même horrifiée. Elle a lancé un regard discret à Isée avant que celle-ci n'accélère, laissant définitivement l'homme hors de notre champ de vision, de notre vie. C'était la première et unique fois que mes yeux se sont posés sur un vrai homme. Peu de personnes me croient lorsque je le leur raconte, les hommes étant déjà si peu à l'état de Servant du Système alors sauvage, comme il semblait l'être, c'était un hasard presque impossible. Néanmoins, je n'oublierai jamais cette taille et cette carrure large malgré son épuisement et sa faiblesse apparente. Mes mères en avaient fait un sujet tabou, voire interdit à la maison. Elles répugnaient à la seule idée que des hommes soient toujours en liberté, se battant d'ailleurs contre leur droit auprès du ministère, où elles travaillaient alors. Du plus loin que je me souvienne, je n'avais jamais eu le droit ou l'opportunité de m'interroger sur les mâles, mes mères ne le permettant pas. J'avais eu une éducation très stricte, dans les valeurs les plus radicales. Rachel et Isée avaient toujours espéré taire ma curiosité naturelle et me faire entrer dans les rangs.

Je n'avais jamais vraiment été apprécié que ce soit à l'École ou aux Tâches. Les gens portaient souvent sur moi ce regard de mépris, ma seule faute ayant été d'éprouver une sensible intrigue au sujet des mâles. Comme chacune de mes camarades, ils m'effrayaient,me dégoûtaient, malgré la fascination que certaines aimaient à qualifier de morbide que j'avais pour eux. Nos enseignements à leur sujet étaient limités aux raisons qui nous avaient poussé à les éliminer, les questions que je me posais à propos de leur civilisation et façons de vivre étaient totalement ignorées. Elles voulaient toutes faire taire mes questionnements et ma curiosité, néanmoins, c'était plus fort que moi, il me fallait des réponses.

Je marchais en silence, seul le son de la neige craquant sous mes pieds résonnait aux alentours. Je pensais encore à mon quotidien qui me laissait réellement perplexe. Je ne me plaisais pas particulièrement dans ma vie, je n'avais pas réellement d'amies, mes seules proches étant mes mères. Nous n'avions aucune famille puisqu'elles étaient elles-mêmes filles uniques. Depuis mon enfance, elles m'avaient fait comprendre que dans la vie, ce serait toujours nous trois contre le reste du monde, et je le ressentais plus que jamais en cette période. Le bal d'hiver approchait à grand pas et chaque fille avait trouvé sa cavalière, sauf moi. Au début de l'année, une fille avait semblé s'intéresser à moi, mais elle ne m'attirait aucunement alors je n'ai rien fait et elle a dû s'en lasser. Je ne m'étais jamais réellement sentie attirer par qui que ce soit, malgré l'âge où les hormones s'éveillent et où l'amour se trouve plus facilement qu'autre chose. Je ne ressentais ni le besoin ni l'envie de tomber amoureuse, ce que j'en avais lu m'en avait plus ou moins rebuté. La vie n'était pas comme les livres, le monde aurait été ou merveilleux ou apocalyptique et je ne préférais pas laisser ce choix à une simple personne doté d'une plume. 

J'arrivais enfin devant la maison aux murs bleus, la maison que je connaissais et dans laquelle je vivais depuis plus de dix ans désormais. Au départ, les murs azur de cette maison me réconfortaient et me faisaient me sentir en sécurité, désormais ce n'étaitplus le cas. Je me sentais alors prisonnière d'une cage dorée, comme si j'étais la personne la plus seule au monde. Franchir la barrière de la maison aux murs bleus me rendait plus impuissante qu'autre chose. Comme à mon habitude, je laissais ma veste et monsac près de la porte d'entrée, car je savais que, comme tous les jours, Rachel me crierait de venir les ramasser, mais Isée le ferait en râlant gentiment avant que je n'aie le temps ne serait-ce que de bouger un cil. Je montais dans ma chambre puis m'allongeai sur mon lit et laissai le silence environnant m'apaiser. Je me pris à redécouvrir mon espace, cette pièce qui, au fil des ans, n'avait pas réellement changé. Ses murs avaient gardé la même teinte jaune pâle que lorsque nous avions emménagé, une couleur que j'avais choisi de garder, car son ton m'égayait et me rassurait. Les années passées avaient vu la décoration se modifier sans jamais pour autant perdre ce qui faisait de cette chambre la mienne. Les livres et les croquis avaient remplacé les jouets d'antan, le calme s'était imposé face aux rires de mon enfance et malgré le nouvel esprit qu'incarnait cet espace, je le reconnaissais toujours comme celui rassurant de mon plus jeune âge où je me couchais sereine, sans question sur le lendemain.

Au-delà des boisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant