Chapitre 6

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La musique de la salle d'attente commençait sérieusement à m'agacer.
Même si j'adorais et louais tous types de musique, lorsque la même mélodie se répétait à l'infini, je comprenais pourquoi certaines personnes de cet institut devenaient folles.

La secrétaire frappait les touches de son poste fixe avec véhémence, et troublait la cadence incessante de la musique de fond. J'observai autour de moi, et mon regard coula le long des étagères, des murs blancs, des affiches de prévention. L'atmosphère de cette salle d'attente d'institut spécialisé était inquiétant et paralysant.

Assise devant le bureau de la secrétaire, je fixai mon poignet, où un petit point rose me rappelait tant de souvenirs. Ma cicatrice.

En classe d'arts plastiques, Sarah vint vers moi avec le pistolet à colle.

"Flamenco, on va pouvoir finir notre labyrinthe avec ça !"

Je hochai la tête et regardai discrètement le professeur.

"Tu as prévenu M. Blancheneau pour l'utiliser ? Parce que selon mes souvenirs..."

Je cessai de parler lorsque je me rendis compte que Sarah me regardait en grimaçant.

"Qu'est-ce que tu as ?

- Mon dieu, Charlie, va sérieusement falloir te relaxer si tu veux pas mourir d'une rupture d'anévrisme à 16 ans.

-Quoi ?"

Sarah prit un morceau de polystyrène et appuya de toutes ses forces sur le piston du pistolet à colle.

"Charlie, ma grande, lorsqu'on sera au lycée ensemble, je t'apprendrai toutes les règles du "décoinçage", et tu deviendras aussi cool que mua !"

Je ris, et oubliai que ma main était restée sur le polystyrène, et lorsque la colle brûlante coula sur mon poignet, je poussai un hurlement si strident que toute la classe sut à ce moment que Sarah venait d'utiliser le pistolet à colle.

Je me souvenais de son rire si gracieux, de sa manière de détourner le regard de tous les mâles de la classe rien qu'en claquant des doigts. Charmante grâce non pas à son physique, mais à son incroyable charisme et son implacable humour.

Lorsque j'avais appris son accident, je crus être tombée dans un cauchemar. J'avais beau me pincer, me gifler, me fixer dans le miroir pour regarder si un démon ne se jouait pas de moi en m'humiliant, Sarah n'allait pas mieux.
J'avais d'autant plus horriblement souffert quand j'avais revu Sarah, trimbalant une ardoise autour de son cou.

Et j'allai revoir ma Sarah.

La secrétaire m'appela finalement et je bondis de ma chaise lorsqu'une infirmière vint me chercher.
Celle-ci fut brève et m'expliqua que ce genre de phénomènes arrivait très rarement et que je devais être précautionneuse sur les chocs que je pouvais troubler chez mon amie tout en me menant devant la porte d'une des chambres.

Je l'ouvris sans plus attendre et de la musique me parvint aussitôt.
Sarah...
Elle était sur une petite chaise pliante, et faisait chanter son talent, avec un violoncelle entre les jambes et un archer à la main.
Lacrimosa de Mozart.
L'un des morceaux qu'elle détestait le plus, habituellement.

Le long lamento formé par les vocalises de l'instrument de bois mort se répandit dans tout le couloir et résonna sur les parois.
Je rentrai rapidement dans la pièce et refermai derrière moi.

Sarah était presque devenue floue. Les lèvres pincées, tête baissée et visage dissimulé sous ses cheveux, elle ressemblait à une poupée hantée qui exorcisait l'instrument hanté à l'aide de son arme aux crins d'étalon.
Ses mains tremblaient sur le manche et son buste se secouait selon la hauteur de la note, et cela rendait la scène d'autant plus épouvantable.

"Sarah ?"

Mon apostrophe coupa la musique et fit atterrir la fille.

"Charlie."

Elle posa son archer sur son lit, fit pivoter son violoncelle pour le poser contre le mur et là seulement me regarda d'un œil vitreux.

Ce n'était plus Sarah.
Ses cheveux noirs étaient devenus grisâtres et rêches, ses ongles habituellement longs étaient rongés jusqu'au bout, sa peau avait changé de couleur et me paraissait pâlotte et maigrichonne.

"Sarah, tu réentends... Lacrimosa...."

J'avais dit ça comme si je l'accusais de quelque chose, malgré mon extrême bienveillance envers cette toute nouvelle personne.

"Je n'ai jamais cessé d'entendre."

Ces mots coulèrent dans mes oreilles comme du béton. Je ne reconnaissais plus ma sœur de cœur, ma camarade, mon amie. Pourquoi disait elle tout cela ?!

"Sarah..

-Comment est Gipsum Valley ?"

Je pinçai les lèvres.

"Les professeurs restent ennuyants, j'essaie de les aider comme je peux. Les élèves restent ridicules à chercher des problèmes et des fous rires là où il n'y en a pas. Lana est partie chez un psy parce que Garry Deschamps l'aurait violée. Et c'est moi qui l'ai dénoncé, dans vraiment en être sûre", avouai-je en croisant son regard vide de toute émotion.

Elle hocha la tête et inspira avec un sourire faux dessinés sur les lèvres.

"Garry.. Garry ne ferait jamais ça. Ném est un vrai lion."

Je restai muette sur ce sujet, car je n'étais plus en posture de m'exprimer.
Je changeai de sujet de conversation en bégayant, tentant en vain de percevoir la moindre parcelle de Sarah qui restait dans cette enveloppe charnelle.

"J'ai croisé Mélusine Sunah à un match de rugby. Elle est devenue très forte, en tout cas, de ce que j'ai vu... Elle a l'air vraiment chouette."

Il se produit comme un déclic dans les yeux de Sarah, qui me fixa avec une lividité à en faire pâlir tous les morts enterrés en 1944.

"Ne t'approche pas d'elle, si tu ne veux pas souffrir et la faire souffrir."

D'un ton sec et déterminé, ces mots aussi explosifs que des bombes étaient sortis de sa bouche naturellement et sans accompagnement de grimace ou d'expression faciale.
J'avais perdu Sarah.

"Hm... Pourquoi ?" osai-je en levant un sourcil et en montrant exagérément ma surprise.

Elle agit presque aussitôt : elle prit son archer et le manche de son violoncelle, et recommença à faire glisser son arme sur les cordes, qui criaient de sons graves et sourds, qui firent décélérer la circulation de mon sang.
Je restai là quelques dizaines de secondes, puis dis comme pour supplier un éventuel Tout-Puissant :

"Sarah, j'aimerais te retrouver."

Je me tournai vers la porte et pesai sur la poignée, et je crus, pendant quelques secondes, entendre cesser la musique et je crus distinguer deux mots, articulés par mon amie.

"Moi aussi."

Et la musique recommença lorsque je quittai la pièce, et mes yeux se brouillèrent de larmes que je n'avais pas osé faire couler devant elle.

Charlie FlammeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant