L'éveil

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Entre la starlette brune et la jeune femme blonde, un vide est toujours présent.
Pas un manque de conversation, pas un manque de complicité non, un vrai vide, un espace, un trou.
Tout le monde en parle, tout le monde le dit, il y a constamment un trou.
Les deux jeunes filles en ont conscience, elles le savent mais n'y peuvent rien.
Se rapprocher, combler ce vide, reviendrait à supprimer sa présence. Oui, il y a une présence invisible entre elles, qu'elles seules peuvent voir, sentir ou toucher. Cette présence est un souvenir, un battement d'aile, un rêve ( ou un cauchemar) éveillé. Cette présence, c'est moi.

On a toujours été toutes les trois, de notre jardin d'enfants, en primaire, au collège jusqu'au lycée. Un trio inséparable comme disait ma mère. Mais dès que les autres nous parlent, c'est pour elles deux, moi je n'existe pas. Je ne suis pas moche, pas nul en sport, pas asociable, je ne râle jamais et pourtant, je ne suis jamais interpellé, jamais choisis pour les équipes, les vendeurs ne me demande pas si j'ai besoin d'aide, jamais. Pas qu'on m'ignore, ou quelque chose comme ça non.

Juste, je n'existe pas, enfin, pour les autres. Ils ne me voient pas. Absolument pas. Ça a été un peu dur à avaler à l'époque. On a pourtant passé une journée entière à demander aux gens, s'ils me voyaient moi, une collégienne, en grenouillère Pikachu au milieu d'un hall d'une surface commerçante.

Du coup, je me considère comme un fantôme, ou une seconde conscience des filles, qui leur souffle à voix haute des piques, alors que le prof de physique parle de la masse molaire et du nombre de môles.

Aujourd'hui est un jour particulier, c'est mon anniversaire, et celui de la mort de mon chat. Au passage, les animaux me voient, ou plutôt la plupart, ou certains me sentent. Bref, c'est mon anniversaire et je vais le fêter seule. Ma mère travaille, Charlie est chez son père et Milena à son job au restaurant du coin. Rester à la maison, avec mon gâteau devant une série me paraît triste et terriblement fade.

Il est 19h, je ferme la porte et part à vélo. Ce qui est amusant, c'est que tout les objets que j'utilise disparaissent, ce qui est relativement déconcertant, rien de ce que les autres utilisent ne me touche et je ne peux pas les toucher. C'est assez pratique sur la route, j'évite les véhicules quand même , on ne sait jamais... Mais, je suis réellement un fantôme.

Je prends la route qui longe la mer, à cette époque de l'année, je suis en plein coucher de soleil. Les couleurs rougeâtres et orangés enflamment la corniche qui me sert de "zone sacrée". Une fois arrivée, je pose mon vélo et vais m'asseoir sur le bord. Les vagues s'écrasent un peu plus bas, les embruns rouges soleil, le goût du chocolat, tout me paraît bon, beau. Exagéré. Réel. Une larme m'échappe, ça fait hyper cliché, la fille qui pleure devant un coucher de soleil. Mais ne pas exister pour 9999,999 % de la population mondiale pèse parfois sur le moral. Et me retrouver seule n'est pas le meilleur moyen de me sentir bien. Un rire sarcastique sort de ma bouche. Je suis bête. Ça ne sert à rien de m'apitoyer sur mon sort, il ne changera jamais. Je ramasse mes jambes en croiseur et contemple la vue, la mer rouge et le début de ciel noir étoilé, sans penser à rien.

Je sors de mon givrage de cellules grises et me rends compte qu'il fait totalement noir. Je me lève, inspire un grand coup et soudain, une étoile filante passe dans l'immensité, la masse sombre qui m'entoure. Je souris, la grosse coïncidence. Un rire léger me secoue.

- Pourquoi tu ris?

Je me retourne en sursaut, une personne, un garçon vu la voix et la taille, est assis sur une moto, dont le phare m'éclate maintenant aux yeux.
Il ne peut pas me parler. Il ne me voit pas.
Je ne sais dans quelle direction il regarde. Le casque qu'il porte étant sombre, je ne sais pas où il dirige son regard.

Pas sur moi, assurément.
Il ne peut pas me voir.
Je panique la ! Non. Il ne peut pas me voir. C'est évident.
Je tousse et cherche du regard quelqu'un d'autre sur la crique. On est seuls. Enfin lui et moi, tout les deux.

invisibleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant