Chapitre 1 : Le Hell's bar

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Mardi 12 septembre. 8h37. Los Angeles.

Le téléphone sonne et me réveille. Une gueule de bois indéfinissable mais ô combien habituelle ces temps-ci. Comment suis-je rentré ? Bonne question. Ah ! Oui ! C'est mon meilleur ami qui m'a raccompagné. Comme quasiment tous les soirs en ce moment, on se remontait mutuellement le moral à coup de tequila au Hell's bar. Et cette nuit-là j'étais un petit peu plus déprimé que d'habitude et par conséquent beaucoup plus alcoolisé.

J'émerge donc avec difficulté ce matin et peine à me lever jusqu'à ce foutu téléphone. Entre tous les cadavres de bouteilles, les tas de fringues et autres diverses choses qui jonchent le sol, j'arrive enfin à le récupérer et décroche.

« Ethan, tu crois que tu peux ramener ta carcasse jusqu'au Hell's bar ? » me demande Tyler.

Quand on parle du loup! Tyler est mon meilleur ami, celui-là même qui a trainé mon corps et ce qui restait de mon âme vers deux heures du matin du Hell's jusqu'ici, ce taudis, qui se trouve être mon appartement.

On se connaît depuis l'enfance. Notre rencontre date du moment où j'ai atterri dans une famille d'accueil à l'âge de 6 ans. Quand on a été mis au monde par une mère toxico-dépressive et un père inconnu au bataillon, ça laisse des traces. Mais Tyler lui s'en foutait. Il habitait juste à côté et très vite nous sommes devenus amis.

Nous sommes tous les deux bruns et élancés avec les mêmes yeux bleus, on nous prenait pour des frères. Pas à mon arrivée bien sûr, pas avant que les séquelles des années de sévices et de malnutritions ne s'estompent. Mais le temps a fait son œuvre et après plusieurs mois, je ressemblais, physiquement du moins, à un petit garçon on ne peut plus normal.

Des années plus tard, lui est devenu agent du F.B.I. et moi, jusqu'à il y a encore un peu plus de deux mois, journaliste juridique au Los Angeles Time. Maintenant je suis pigiste dans la rubrique faits divers au L.A. Weekly à cause d'un article que j'ai sorti sur une affaire de corruption au sein de notre belle institution judiciaire.

« Pourquoi ? Tu ne vas pas me faire croire qu'il reste encore des bouteilles pleines dans ce trou à rat ? » lui rétorqué-je.

« Ethan, ce n'est pas le moment. » Souffle-t-il « Je ne peux pas t'en dire plus au téléphone mais j'ai un scoop pour toi et ça pourrait bien relancer ta carrière. Amène-toi et le plus vite possible, compris ? »

Après quelques pâtés de maison plus tard et une envie irrésistible de rendre tout ce que j'avais pu avaler la veille au soir, j'arrive enfin au Hell's bar. Juste devant l'enseigne au néon rouge s'amassent journalistes, flics, curieux et même touristes en train de se prendre en photo comme si sur leur plan de Los Angeles était indiqué : « point de vue exceptionnel! ».

Tyler et Shaun, son coéquipier, était en train de parler aux gars de la scientifique. Tyler remarque mon arrivée et me fait traverser cette sacro-sainte rubalise auprès de laquelle, nous journalistes, devons toujours rester respectueusement derrière.

En franchissant cette frontière, une sensation bizarre m'envahit. Comme si je savais ce qui allait se passer. Je vois déjà ce visage rond et doux, ces boucles d'or, ces yeux verts. Et ce cri, de terreur, glaçant, me paralyse sur place.

Tyler me fixe du regard tout en se marrant : « qu'est-ce qui t'arrive ? Ce n'est pas la première fois que tu vas voir ça ! Je te préviens, si tu pollues la scène en gerbant partout, le légiste aura un corps de plus à récupérer, parce que c'est moi qui t'aurai tué ! ».

Avec ce travail, des cadavres j'en avais vu des dizaines et des dizaines de fois mais ce n'était pas ça.

Non.

C'était plutôt cette impression de savoir très exactement ce qui avait eu lieu cette nuit. Je ressens ce déséquilibre dû à ces mêmes pavés sous mes pieds. Et cette ruelle obscurcie par la hauteur des bâtiments, moins sombres que durant cette nuit, certes, mais je la reconnais.

Et elle est là, dos à moi, vivante, pour le moment.

Et cette voix, rauque, masculine et en même temps familière, sortie de nulle part :


"Alors je vis que l'Agneau avait ouvert un des sceaux, et j'entendis l'un des quatre animaux qui disait d'une voix de tonnerre: Viens et vois.

Je regardai donc, et je vis un cheval blanc, et celui qui était monté dessus avait un arc, et on lui donna une couronne, et il partit en vainqueur, pour remporter la victoire."


Je deviens fou!

Tyler me regarde de plus en plus inquiet. « Tu es sûr que ça va ? »

J'opine du chef.

« Ethan, si tu n'es pas en état ce n'est pas grave, je te refilerai mon rapport en douce comme l'autre fois. »me dit-il.

Je tente de recouvrer mes esprits et me rassure.

C'est la plus grosse gueule de bois que je n'ai jamais eu, je n'ai même sûrement pas dessaoulé totalement. Des visions et des voix...n'importe quoi.

Je lui réponds : « Je t'assure, c'est bon, on peut y aller ».

Dans l'arrière-cour du Hell's se trouve là, entouré de containers à verre, de poubelles remplies de déchets nauséabonds et sans aucun doute de familles entières de rongeurs, un cadavre enveloppé dans un sac mortuaire noire.

Tyler me fait signe d'approcher. Il s'accroupit et ouvre le sac.

« Tu la reconnais ? » me dit-il.

Comment ne pas la reconnaître ? Je l'avais su, je l'avais vu avant même qui ouvre ce sac. C'était elle, dans ma vision, avec ces boucles d'un blond doré et ces yeux, auparavant vert, était fermés. Et malgré toutes ces entailles à travers le corps et le visage, j'aurais pu la reconnaître entre mille.

C'était Nina, la serveuse du Hell's, la même serveuse qui m'avait éconduit hier soir.


ApollyonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant