Chapitre 1 - P1

128 4 0
                                    

      Aeden faisait les cent pas autour de la grande table où trônait fièrement des chandelles, éclairant avec peine la pénombre de la pièce. Le soleil s'en était allé. Le conseil avait duré des heures. Jaime, qui s'était avachi sur la table sous le regard de ses frères, agita son derrière contre la chaise. Elle était si dure, et ses fesses si ramollies, qu'il eut l'impression d'être resté collé dessus. Il souffla de lassitude, faisant danser les flammes rebelles perchées sur leurs bâtonnets de cires. Quand bien même ils avaient débattus des heures durant ; sur les terres qu'on leur volait, sur les paysans qui labouraient pour les pillards, sur les bandits qui avaient assiégé la ville, sur les soldats qui décampaient la queue entre les jambes,... Aeden restait sur sa position. C'était comme faire la leçon à un sourd, somme toute. « Ils ne viendront pas ! » S'entêtait-il de répéter, tel le refrain agaçant d'un ménestrel à la voix grinçante. Jaime pensait qu'il aurait fait un bon chanteur. Il avait la voix grave comme les femmes les aiment, et il avait surtout un joli minois. Il en était presque jaloux. Enfin, il l'était... Ils étaient frères après tout, et si la génétique voulait qu'ils se ressemblent, elle avait bâclé le travail. Mais le temps des divagations n'était permis ; il fallait discuter de sujets qui leur échappaient. Enfin, il se décida à parler :

 — Mais, supposons...

 Il resta un moment à dévisager son frère, la moue équivoque, avant de racler sa gorge. Bien des manières pour la bêtise qu'il s'apprêtait à déclarer — c'est qu'il n'était plus utile de débattre en l'état, comme si elle avait plus de valeur que sa broche en or, accrochée à sa poitrine. Il l'aimait beaucoup, cette broche.

 — ...S'ils viennent ?

 L'orage gronda à tire-d'aile, et Jacob, qui ruminait dans son coin, se leva lourdement de sa chaise, la laissant résonner contre les pavés.

 — Il suffit ! N'en avez-vous pas marre de tourner en rond ? Ce débat n'a plus ni queue ni tête !

 Il retroussa le nez, avant de fixer l'imbécile qui pinçait un sourire.

 — Et toi, reprit-il ensuite, cesse de le provoquer.

 — Je ne le provoque pas ! se défendit aussitôt Jaime, c'est lui qui reste sur sa position. Il faut bien envisager toutes les possibilités ! Sinon, nous nous retrouverons tous avec une épée dans le cul !

 Il parut subitement offusqué.

 Le silence régna quelques instants, avant que les souffles tapageurs ne viennent bourdonner aux oreilles. Aeden, qui retroussait les lèvres jusqu'à dévoiler ses dents, ferma les yeux. Enfin, il claqua sa langue contre son palais, avant de lâcher dans un soupir :

 — Restons-en là.

  

        Jacob fixait l'horizon, ou ce ciel noir qui annonçait un bel orage — il était superstitieux, tout en écoutant silencieusement les sérénades de ses bottes contre les dalles de l'allée. Il fallait avouer que la mélodie était plus intéressante que les jérémiades de son frère.

 — Certes, je suis loin d'avoir l'étoffe d'un roi, contrairement à cet idiot. Mais tout de même ! Père, notre roi, ô sa majesté... N'est plus qu'un vieux crouton — je ne cherche pas à me montrer insolent à son égard, mais c'est ce qu'il en est. Le peuple s'est retourné contre nous, Jacob ! Et si nous n'arrivons point à sortir l'idée stupide que notre frère s'est mis en tête, le royaume ne sera plus nôtre !

 Un claquement de langue, mais aucune phrase correcte ne sembla se former parmi les sons des alentours. Jacob continuait sa marche sans rien dire. Peut-être n'avait-il aucune estime pour son frère. Mais puisque Jaime se montrait insistant, il finit enfin par lever les bras.

 — Tu me fatigues.

 — Tu ne m'écoutes même pas ! Je te fais savoir, là, des choses d'extrêmes importances !

 — Des choses que je sais déjà, mon frère. Va te coucher, tu me parais bien lassé.

 — Je ne suis pas...

 — Le Royaume... coupa Jacob en lui faisant enfin face, le nez levé. N'appartenait plus à notre père, dès l'instant où le château fut abandonné de tous.

 Jaime tritura sa broche tout en fixant son frère, silencieusement. Il eut l'impression qu'on lui redressait les bretelles. Ou qu'on lui contait une fable... Il n'était plus un petit garçon. Cela faisait des années déjà qu'il ne portait plus de salopettes. Il grimaça, se retennant d'envoyer balader ses cinq phalanges sur les joues rebondies face à lui. Il fallait dire qu'elles le cherchaient, à se dévoiler ainsi dédaigneusement et sans pudeur. Il écoutait, simplement. C'était sûrement la seule chose qu'on lui permettait de faire.

 — Ses loyaux serviteurs, reprenait Jacob satisfait de voir son cadet désormais bien docile. Certains étaient les plus fidèles. Nous ne pouvons plus rien. Ce que tu appelles « notre royaume » n'est plus qu'une contrée anarchique. C'est en ne faisant rien qu'ils nous laisseront en paix. Dans notre château... à vivre comme eux. Jaime... Notre famille est maudite. Le savais-tu ? Où bien, pensais-tu me l'apprendre, peut-être ?

 Il tourna les talons, laissant relever la poussière sous les battants de la grande porte de ses appartements. Jaime resta planté là, penaud, avant de maugréer en silence. Pouvait-il faire autre chose ?

Un conte interdit aux enfantsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant