Chapitre 1-P4

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  — Je vous avais bien dit que les brigands s'en prendraient à nous ! ruminait Jaime à voix haute, afin que tout le monde puisse l'entendre.

Il avait eu raison. Cela arrivait si peu de fois, qu'il aurait tout de même souhaité, à les supplier ou peu s'en faut, un minimum de considération. La tignasse noire de Jacob se découvrit à l'orée de la pièce, avant qu'il ne s'y glisse dedans, non sans bousculer les hommes qui y séjournaient déjà, alertés par la nouvelle. Arthur était allongé sous les multiples couvertures en peau de bêtes.

 — Plus de peur que de mal, soulignait Charles, en dévisageant son aîné pincer les joues de son frère, pour l'inspecter consciencieusement.

Si au moins il pouvait retirer ses gants. Mais Jacob ne les quittait jamais, à l'exception des bains. Certains supposaient qu'il camouflait des verrues. Les gamins en arrivaient même à imaginer des paluches velues, tel l'auguste loup-garou qu'il était. C'est qu'il savait se montrer intimidant... ça n'aurait étonné personne qu'il se transforme un soir de pleine de lune pour dévorer des marmots. Peut-être qu'une compagne mystérieuse s'était réjouie d'être la plus chanceuse, seule contemplatrice de ses pattes bourrues sous les étoiles, à en avoir apprécié les bienfaits.

 — Où est ton frère ? lançait finalement Jacob en le relâchant.

Nul doute qu'il s'agissait là de son jumeau, ou « sa deuxième couille » — il fallait être deux pour former une paire, comme ils aimaient si bien le dire. Mais Emile était absent. Chose forte étonnante ; ils traficotaient toujours ensemble.

 — Je ne l'ai pas aperçu en rentrant... songeait Charles en dévisageant Loran.

  Se sentant obligé de répondre, il répliqua amèrement :

 — Moi non plus... Pourtant, ne deviez-vous pas vous retrouver au bar, tous les trois ?

 — Si, pour dénicher une donzelle à cette lopette.

Arthur grimaçait, tandis que Jaime se hâtait de remuer les bûches dans la cheminée.

 — Ce vaurien l'aurait laissé s'enliser dans la bourbe, tout seul ? lança Jacob dans un haussement de sourcils. J'en doute fort, j'en mettrai même ma main au feu...

Jaime l'invita à le faire.

L'absence d'Emile semblait l'inquiéter, et c'était certainement le seul.
Après tout, les coups de lames — ô combien la douleur pouvait être déchirante les premiers instants, transperçaient leur chair sans que le sang ne s'y écoule et la plaie se refermait aussitôt. Loran en avait fait les frais pour la première fois. Il se demandait désormais si ses frères avaient déjà subi pareil affront. Les flammes, quant à elles, réchauffaient leur corps sans les brûler. Tout le monde avait bien dû le voir ; en cuisine, ou dans les bains trop chauffés, parfois simplement en retournant les bûches dans la cheminée. Tout au mieux, ils pouvaient peut-être bronzer. Alors Jaime nourrissait le feu à la main, même s'il avait besoin de son tisonnier pour remuer les braises au fond de la cheminée. Et le poison... Un simple verre de vin.

Cependant, aucun des frères n'avaient goûté. Seule leur mère — la Reine, avait jugé bon d'essayer. Malheureusement, rien n'avait su rompre la malédiction. Désormais six pieds sous terre à moisir auprès des vers, la fratrie avait enfin cessé de s'étendre. Ah, quel grand bonheur ! Mais elle n'avait pas été là pour le voir. Elle avait vieilli le ventre arrondi et avait rendu l'âme en accouchant d'un énième fils. Peut-être même qu'il était né alors que sa mère à l'état cadavérique commençait déjà à se décomposer. Malgré tout, il restait le dernier.

Leur malédiction les préservait de tous dangers, alors l'affaire ne sembla dérouter personne.

Pas même Arthur.

Pourtant, il était l'unique proche d'Emile. Tous deux arrachés du vagin de leur mère en même temps, tenus de se supporter même à l'état de fœtus – mais ils s'appréciaient bien, par chance. Où était passé son frère tissait en lui un certain embarras, et seulement de l'embarras. En fait, c'était sans doute parce qu'il était le seul à savoir où il aurait eu l'idée de se planquer, si, comme d'ordinaire, il s'était terré. Et c'était également parce qu'il était le seul à l'avoir vu pour la dernière fois, qu'il lui traversait l'esprit de croire qu'il s'était isolé.

Emile allait bien, rien ne pouvait leur arriver.

Arthur finit par se pincer le front, toujours un peu bousculé par les événements. Comment s'était-il fait prisonnier de ces crapules, déjà ? Une lourde couette s'ajoutant à la montagne qui écrasait ses jambes, désormais devenues bouillie, le sortit de sa réflexion.

Il crevait de chaud, prisonnier des couvertures, sans qu'il n'eût son mot à dire. Il ne pouvait même pas se redresser puisque des fesses impertinentes séjournaient sur le lit. Il se contenta de maugréer vigoureusement, faute de faire mieux. Jacob entreprit alors de les chasser, se retenant de planter ses crocs dans la main d'un de ses jeunes frères, qui, de cesse, rapportait bon nombre d'effets. Enfin, il craqua lorsque la chaise, d'ordinaire face à l'écritoire, se retrouvait sur les pavés, dans un fracas assourdissant.

La quasi-totalité de la fratrie s'était finalement entassée dans la chambre, et même les plus jeunes, en âge de se tenir debout. L'un d'eux berçait César, le dernier-né, contre sa poitrine.

 — Bon sang ! Il n'est pas mourant ; cessez de vous entasser au pied de son lit !

Jacob se tourna vers l'impertinent qui dérobait toutes les couettes du château :

— Et toi, rapporte ces couvertures, il ne va pas crever de froid !

 — Et, reprit Jaime en brandissant son tisonnier, redresse moi cette chaise avant que je ne te la fracasse sur le crâne.

Le jeune garçon se hâta à la tâche, avec plus de maladresse que de bon sens, sous le regard dépité de Charles.

 — Jacob a raison, soupira-t-il. Il a simplement besoin de repos...

D'un geste du bras, il souleva le petit sot pour le jeter dehors avec les autres, redressant la chaise en passant.

 — Loran, je veux voir ton cul dehors dans cinq minutes ! criait-il avant de refermer la porte.

Le silence régnait enfin dans l'espace désormais vide et tranquille. Arthur se redressa, entreprenant d'arracher sa chemise. D'un geste des jambes, les lourdes couettes s'abattirent sur le sol. Jacob s'installa là où il y avait de la place, surveillant quelques fois l'ardeur de la cheminée, comme si Jaime déjà tout près n'en était pas capable.

 — Que me veut-il ? questionnait Loran, les yeux ronds.

 — Il paraît que tu as vaillamment combattu.

Le jeune homme leva les yeux vers Jacob qui l'analysait, les sourcils baissés. Il avait toujours été ainsi : un homme grand et bien bâti, rigide, une barbe mal rasée et des sourcils constamment froncés. Au fond, qu'il en fût en colère ne l'étonnait guère. Mais c'était avec stupéfaction qu'il reçut le sourire d'un frère complaisant.

 — Tu peux être fier de toi.

Il abaissa la tête, timide. La clarté de la cheminée laissait paraître ses joues cramoisies ; Arthur s'esclaffa goulument, s'étouffant presque :

 — Charles m'a conté tes prouesses ! Un homme, notre jeune rêveur ! Je pense qu'il va t'enseigner deux-trois choses à l'épée.

 — Si on devenait un homme qu'à force de prouesses, alors nous ne sommes tous que des mômes, soupirait Jacob en se relevant, repose-toi bien mon frère.

Echangeant chacun un bref hochement de tête, ils quittèrent la pièce.

Un conte interdit aux enfantsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant