Chapitre 1 -P3

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 L'obscurité régnait déjà. Seuls certains bâtons de bois flambaient aux devants des portiques. La boue et la fiente décoraient les routes et les bottes. La brise du soir laissait flotter les effluves de pestilence. Un tableau bien morne et infect, qui sied à un digne prince effacé. Loran ignorait où mettre les pieds dans chacune des ruelles qu'il arpentait, dans chacune des bâtisses qu'il visitait. Même au château. Il rêvait d'un monde bien meilleur. Un monde où un parfait dirigeant saurait retrousser les manches des vagabonds. Un monde où les dalles ne sentiraient plus la pisse. Un monde où les femmes ne se présenteraient plus à n'importe qui pour deux sous. Cependant, il savait qu'aspirer à des choses meilleures ne lui était permis. Il était l'honorable fils d'une reine trépassée et d'un roi sénile. Comme trente-et-un autres...

 Loran faisait danser le pommeau de sa lame entre ses doigts, aux aguets. Le silence était surprenant en des lieux aussi dépravés. Nulles traces de vagabonds et de brigands, nulles traces de prostituées, de sans-abris fous, ou d'ivrognes titubant. C'en était presque inquiétant. Il longea un mur de pierres froides et mal chaussé, discernant dans la faible lumière d'un feu des ombres dansantes.

 — Alors ?

 Il s'arrêta.

 — On fait quoi de lui ?

 — On le fait disparaître de ce monde de putains.

 — Mais on ne peut le tuer...

 Étrange coïncidence que de se trouver caché entre deux murs, à l'ombre des mercenaires, alors qu'on pensait à un monde meilleur où justice serait faite. De qui parlaient-ils ? Qui étaient-ils ? Des questions judicieuses. Mais Loran, qui n'avait jamais brandi son épée face à un visage étranger, ne savait quelles questions se poser. Il hésitait à se montrer, la queue entre les jambes, ou s'enfuir en faisant demi-tour comme s'il n'avait jamais rien entendu. D'ailleurs, il n'avait rien entendu. A moins que... On ne pouvait le tuer, quoiqu'il arrive.

 Aussitôt, il écarquilla les yeux. Qui ne pouvaient-ils tuer ? Réflexion assez intrigante, et bien la seule, qui eut le mérite de le faire sortir de son trou.

 — Halte là !

 Cinq hommes se tournèrent subitement, la mine déconfite. Non pas pour les avoir surpris la main dans le sac, mais parce qu'ils étaient dotés d'une beauté désarmante. La face aussi admirable qu'un biset. Loran dégaina sa lame, légèrement courbé. Il avançait un pied devant l'autre aussi gracieusement qu'une danseuse éméchée. On pouvait discerner là des années d'entraînement. Peut-être même auprès d'un maître de renom. Il tentait d'apercevoir l'homme allongé entre les jambes de la meute.

 — Qui c'est, cette fille ?

 — Je vous conseille d'abaisser vos armes et de reculer !

 Ils ne sourcillèrent pas tandis qu'il braillait, la voix fêlée d'un gamin. Ils s'avancèrent, hilares, tapant contre la paume de leur main les manches de leurs armes. Des haches, des épées... Loran flancha.

 — C'est qu'elle croit nous faire peur, la fillette !

 — Regardez la danser !

 Même s'il ne pouvait mourir, il se demandait dans quoi il s'était encore fourré. Peut-être aurait-il mieux fait de mimer le sourd et s'en aller. Trop tard ; une hache se planta dans son épaule. La douleur, il la sentait : il lâcha un cri si fort que les chiens des alentours se mirent à gueuler. Il serra les dents en arrachant l'arme, vacillant sur plusieurs mètres. Ça faisait un mal de chien ! Le souffle coupé, il releva les yeux vers son agresseur. Un homme à demi plus petit, qui souriait fièrement. Il l'avait bien jeté, sa hache ! Pourtant, aucune goutte de sang ne s'écoulait de sa plaie. Et quelle plaie ? Il n'y avait ni trou, ni bras en lambeaux. On venait pourtant de lui déchirer l'épaule ! Loran se redressa comme si de rien n'était, l'épée fortement serrée en main. Bien vite, les rires des vauriens s'éteignirent. Il se surprit à se délecter de ces sourires carnassiers qui s'effaçaient petit à petit. Pourquoi avait-il eu peur ? Il ne craignait rien, après tout.

Un conte interdit aux enfantsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant