VII

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Je délègue Soixante-quinze pourcents de mon travail de chef de projet à Buddy, avec la nouvelle mise à jour « life is easy ». Les possibilités d'assistance à la tâche sont folles ! Soixante-quinze pourcents de ma charge de travail, c'est soixante-quinze pourcents de préoccupation, de ressources en termes de temps, soixante-quinze pourcents d'espace de cerveau disponible, pourrais-je dire ! Tout ça, libéré grâce à la nouvelle mise à jour « life is easy » de Buddy. Je ne serai pas étonnée de voir à présent des postes d'assistants gérés à cent-pourcents par Buddy. Une page se tourne.

Shania Cowert, CEO de Pilote-me, les voitures autonomes à louer.

*

Mardi. Je franchis les portes du commissariat. Gia a pris sa journée pour m'accompagner. Mathieu, son copain, était avec nous. Même lieu, mêmes personnes ; le jeune et gentil flic qui me dit d'attendre, et la policière en surpoids qui vient me chercher. La sensation de déjà-vu m'apaise. J'ai déjà vécu ça, je m'étais préparée à le revivre. Je me sens même assez brave pour poser une question :

— Je vais devoir le reconnaître à travers une vitre sans tain ?

Elle ne répond pas.

Nous arrivons dans le bureau de la fliquette. Mais aujourd'hui, quelque chose jure avec la dernière fois. Il y a une autre femme, assise à côté de la chaise qui m'est destinée. Vêtue d'un tailleur, elle a les cheveux courts et décolorés, des petits yeux en amande bienveillants, et un maintien qui m'évoque un boulot de libéral. Avocate ? Elle me voit arriver, me sourit, puis son regard s'attarde sur la chaise vide, intention amicale de me guider vers la bonne destination. La policière fait le tour, rentre le ventre entre le bureau et les placards derrière, puis me dit un lapidaire « asseyez-vous ».

— Madame Fervet est psychologue, ajoute-t-elle en désignant la femme à côté de moi.

Je ne comprends pas. Les deux femmes surprennent mon froncement de sourcil. La psychologue sourit à nouveau. La fliquette, quant à elle, active son pode qui lévite à côté d'elle puis fait apparaitre un écran holographique confidentiel, sans teint. Je ne distingue qu'une zone flottante translucide, mais de son côté, elle fait défiler des informations d'un geste de la main semblable à un chat qui gratte une porte. Je tente, idiote, d'identifier ce qu'elle consulte au reflet dans sa pupille. Elle finit de faire défiler des informations, semble activer quelque chose, et attend, en tapotant sur sa cuisse.

— Bien, dit-elle. Mademoiselle Guillerme ?

— Oui.

— Nous allons regarder une vidéo.

Tout espoir s'évanouit. J'ai l'impression d'être tombée dans un piège. Je cherche du soutien dans le regard de la psy, ne le trouve pas. La fliquette fait tourner l'écran. Je vois l'image de ma porte d'entrée, ma respiration s'emballe. Rondard pousse la porte d'entrée. Les larmes viennent.

— Je ne souhaite pas regarder cette vidéo, dis-je, la voix étranglée.

— Ça, je veux bien le croire, rétorque la fliquette.

Que me font-ils ? Le sol se déballe sous moi. Je veux me lever et quitter cette pièce. Mais mon regard est absorbé par l'image. Rondard me tient par la taille, je titube. Il m'allonge sur le lit, reste devant, comme dans mon souvenir. Sa voix grésille dans les haut-parleurs du pode, une voix hésitante :

— Heu... tu veux une bassine ou un truc du genre ?

Je me vois, allongée sur le lit, en train de rire.

— Bon, dit-il.

Et je le vois s'éloigner. Passer la porte d'entrée. La fermer.

La vidéo se termine ainsi. L'écran disparait, révèle la fliquette qui me regarde sans rien dire. Elle s'enfonce dans son siège, ouvre et referme ses mains pour soulager ses articulations et croise les bras.

— Mademoiselle Guillerme, nous avons dû prévenir Monsieur Rondeaux Thomas qu'une plainte a été déposée à son encontre. Suite au visionnage de cette vidéo, nous avons décidé de ne pas instruire le dossier, alors ça peut s'arrêter là. Toutefois, je dois vous prévenir que Monsieur Rondeaux peut très bien porter plainte contre vous pour dénonciation calomnieuse.

— Je ne comprends pas, bredouillé-je.

Elle secoue la tête puis reprend, la voix forte :

— En bref, le travail de la police s'arrête ici. On a perdu assez de temps. Maintenant, à titre personnel, je vous invite fortement à discuter avec Monsieur Rondeaux pour clarifier cette histoire. Madame Fervet est à votre disposition pour une petite demi-heure si vous le désirez. Vous pouvez refuser, c'est votre droit. Vous avez bien compris ?

Elle continue de parler, m'explique que je vais devoir signer une main courante, je crois, mais je ne l'écoute plus. Je suis prise au piège. C'est un piège. C'est un piège, c'est un ...

Je songe à Gia et Mathieu qui m'attendent. Que vais-je leur répondre quand ils me demanderont comment ça s'est passé ?

Je m'effondre.

Life is easyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant