VIII

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Quand on parle de dangers pour les libertés que représentent les algorithmes, on évoque surtout les algorithmes de surveillance d'internet, les surveillances de communication et de comportement des internautes, mais rarement les algorithmes affinitaires, ou edge rank. Pourtant, ces derniers menacent autant la liberté individuelle que les premiers, voire plus, car de manière plus profonde, plus insidieuse, plus ancrée dans la psyché de l'individu. Vous savez comment L'edge rank fonctionne ? Il trie les contenus qu'il propose à l'utilisateur selon un degré d'affinité, de plus en plus fort au gré de l'utilisation. D'abord, il verra que vous consommez plus de plats pré-faits que de plats cuisinés, alors peu à peu, les articles, publicités et discussions de vos amis au sujet des plats cuisinés disparaitront au profit de sujets traitant des plats pré-faits. Rien de mal à cela, cuisiner pour vous, c'est emmerdant, il faut couper plein de morceaux ! (Rires.) Alors, ça ne vous intéresse pas. Vous préférez vous voir proposer de bonnes adresses pour des plats préparés, des bons plans pour tel ou tel smartfood. Pour l'instant. Mais si un jour, cuisiner pouvait potentiellement vous intéresser ? (Silence.)

Il en va également de la politique, où l'algorithme vous servira de plus en plus des contenus en adéquation avec votre opinion. Couplé à notre bien connu biais de confirmation, il vous renforcera, fera disparaitre progressivement les discussions de possibles contradicteurs de vos cercles sur les réseaux sociaux, vous maintiendra dans une atmosphère communautariste. Il vous fera baigner, paisiblement, dans ce qu'on nomme un endogroupe. Il vous privera donc de votre liberté de changer, de vous confronter à l'altérité, confrontation pourtant nécessaire au bon développement des idées.

Extrait d'une conférence de Jérome Calvi, Docteur en psychologie sociale

*

L'eau tiède coule. Son ruissellement me parait distant.

D'abord les jambes. Elles flageolent, ne supportent plus très bien mon poids. Je me laisse glisser. Le contact désagréable du carrelage froid fait monter mon rythme cardiaque. Je monte la température. M'arrose avec le pommeau, puis manque de force, le laisse tomber. L'axe est parfait, il me réchauffe le ventre. Mon ventre qui me torture. Mes yeux mi-clos avisent mes cuisses, mes grosses cuisses repoussantes. Elles aussi, elles m'invitent à me recroqueviller encore plus pour prendre moins de place, encore moins de place. Pour disparaitre. J'entends le pode à travers la porte. Je croyais l'avoir éteint. « Sarah, Sarah ». Je ne respire plus que de la vapeur d'eau. Mes sens se brouillent.

— Sarah, tu as laissé la porte ouverte. D'habitude, tu la verrouilles à partir de vingt et une heure. Veux-tu activer le verrouillage à distance ?

Je l'ai bien éteint, ce foutu pode. Mais avec la nouvelle mise à jour, on ne peut que le mettre en veille pendant vingt-quatre heures. J'ai dû oublier, aujourd'hui.

— Sarah, tu es invitée à un événement par Camille. Aux Pères populaires.

Je ne veux pas répondre. Ou bien le veux-je ? Je ne sais pas. Je n'ai pas la force de crier de toute façon. Je veux simplement que le bruit cesse... Que les surprises cessent... que l'angoisse se taise... La douleur, infernale, cesse.

Je ferme les yeux. Le ruissellement s'éloigne encore, peu à peu. Je m'engourdis. Plus de douleur.

Life is easyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant