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- Comment cela s'est passé ce soir Taekwoon?, lui demanda Soyou alors qu'il descendait les escaliers, n'ayant qu'une idée en tête : sortir de cet endroit pour finir sa nuit tranquillement.
- Bien, répond simplement le félin, d'un ton morne.
- Bien ?! Mais Taekwoon ! Ça fait six fois que Wonsik revient, et toujours pour toi ! Et tu ne réponds que bien ?!
- Que veux-tu que je dise d'autre Soyou ? Ce n'est pas pire qu'avec un autre, finit par dire Taekwoon, d'un ton infiniment las.
- Il a dit qu'il reviendrait demain, continua alors Soyou, commençant elle aussi à se lasser de la nonchalance du jeune aveugle. Tu as intérêt à être en forme, qu'il ne se lasse pas de toi de sitôt ! Ce Wonsik paye bien...

Taekwoon soupira, laissant ses épaules s'affaisser davantage, courbant son corps comme s'il avait à porter le poids du monde sur lui. Il adressa un dernier mot à Soyou, lui faisant comprendre qu'elle n'obtiendrait rien de plus de lui ce soir, puis il prit le chemin qui le ramenait chez lui. Chez lui, une simple chambre miteuse dans laquelle s'entassaient, une salle de bain, un lit et une armoire. Un endroit terne et sans vie, mais pourtant, le seul endroit où Taekwoon se sentait à peu près à sa place, à peu près en sécurité, à peu près lui-même malgré tout...

Quelques minutes plus tard, une heure et demie tout au plus, Taekwoon, préalablement lavé, se trouvait allongé sur son matelas, les yeux dirigés vers le plafond, se concentrant pour chercher le peu de sérénité qu'il pouvait trouver dans son univers impitoyable. Alors, comme chaque soir, il s'imagina dans un monde plus beau, dans un monde moins cruel, dans un monde tout simplement meilleur, comme si ça volonté de s'échapper de cette vie lui suffisait pour tenir un peu plus chaque jour, à ne pas sombrer malgré tout...

Il avait en lui cette infime conviction, cet infime espoir qu'un jour tout s'arrange, et en même temps, il vivait chaque jour en sachant parfaitement que sa vie était déjà ainsi tracée et qu'il n'y avait aucune chance que cela change. Il avait beau savoir que sans Soyou, il n'aurait plus rien aujourd'hui, il ne serait sans doute plus de ce monde d'ailleurs, il ne pouvait s'empêcher d'espérer plus ! Espérer plus que tous ces pervers qui défilaient les uns après les autres, lui demandant d'assouvir leurs pulsions sexuelles toujours plus excentriques et plus ignobles, plus que cette place dans ce monde, cette place misérable qui lui valait de nombreuses remarques, chaque jour.

En s'endormant, Taekwoon tomba un peu plus dans son monde imaginaire, là où tout lui semblait possible. Dans ce monde, Taekwoon avait le même handicap, son apparence et sa cécité, pourtant tout cela ne le gênait point. Dans son monde, il n'était plus vraiment seul, il y avait ses amis, ces gens qu'il avait rencontré un jour et qui ne l'avaient pas jugé sur les apparences, ne le rejetant pas pour son physique hors normes. Mais dans ce monde, il y avait surtout cet homme, cette silhouette sombre, dont Taekwoon ne connaissait ni le nom, ni la voix, mais qui prenait soin de lui sans rien demander en retour. Alors, l'instant d'une courte nuit, Taekwoon oublia, encore une fois, cette vie ignoble et monstrueuse, se plongeant dans son rêve habituel, cette vie qu'il espérait un jour obtenir.

Comme à chaque fois, le retour à la réalité fut brutal et dur, et en sentant la main de Soyou le secouer avec force, il sortit de son magnifique rêve en soupirant d'agacement. Et sans un mot pour Soyou, il commença à s'habiller rapidement pour la suivre chez elle afin de déjeuner. C'était la façon qu'avait Soyou de s'occuper de son petit protégé, pourtant, derrière ce comportement qu'on aurait pu prendre pour de la gentillesse, se cache surtout de l'intérêt financier, veiller à ce qu'il se porte bien est un investissement, car maigre et fatigué, le jeune prostitué ne lui rapporterait plus rien.

Au fond, Taekwoon savait bien que ce n'était pas seulement par simple générosité que Soyou lui offrait tout cela, mais il était logé et nourri, jamais il n'aurait osé s'opposer à elle, ne serait-ce que par reconnaissance de l'avoir sorti de la rue. Alors, il se taisait, et bien souvent, il l'écoutait sans rien dire. Ce midi, Soyou lui avait préparé son repas habituel mais elle avait pris un poisson plus tendre, meilleur aux yeux de Taekwoon. Il n'en avait pas le droit très souvent –si la paye à la fin du mois était plus importante qu'à l'accoutumée, il lui arrivait d'être plus « gentille » avec le jeune prostitué. Mais Taekwoon savait bien que, pour cette fois-ci, cela signifiait quelque chose de particulier, une demande qu'elle avait à lui faire, mais il n'en fit pas la remarque, et mangea avec appétit sous l'œil ravi de la femme.

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