Le tableau: son vécu

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Mon créateur avait trop d'imagination. Il m'a laissé accroché dans son atelier pendant deux décennies. Tous les jours, comme un rituel, il venait m'observer longuement et me détailler. Je me sentais dénudé, humilié. J'aurais bien voulu lui cracher à la figure mon exaspération. Mais j'étais prisonnier des châssis en bois.

J'ai attendu patiemment jour après jour qu'il se lasse de ma beauté. Dans ses yeux, je pouvais voir mon reflet comme ancré à ses pupilles. J'ai assisté à sa lente déchéance et à sa folie naissante et croissante. Il invitait toujours plus et plus de monde à venir m'admirer. Mais ses amis avaient un regard perplexe et ne comprenaient rien à son discours. J'ai même entendu un jour l'insulte suprême <<mais je ne vois rien, c'est tout blanc !>>. J'aurais voulu sortir de mes gonds, enfin de mes châssis plus exactement mais j'étais impuissant pour l'aider.

Les dernières années, il s'arrachait les cheveux en ma présence. La peau de son crâne était devenue glabre et parcheminée comme ma propre représentation. J'existais en mon créateur. Je le possédais corps et âme.

Ah quelles douleurs j'ai éprouvées quand je l'ai vu se mettre à écrire un roman racontant l'histoire de ma création, trois cents pages toutes blanches, entièrement vierges avec un point final noir, un point d'exclamation en guise de conclusion. Déchirant !

Une oeuvre d'art inattendueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant