Le médecin de l'artiste: deux décennies plus tard

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Je me retrouve confronté à un cas extrêmement rare et curieux voire même inquiétant. C'est le premier de ma longue carrière, pourtant.

J'ai devant mes yeux ou plutôt sous mes yeux un patient recroquevillé et ratatiné dans son fauteuil qui n'a guère plus d'allure qu'un tas de chair en disparition. Il déclare avoir cinquante ans et il en paraît largement quarante de plus. Il a l'habitude de me recevoir dans son atelier où il s'est installé à demeure depuis une vingtaine d'années. Il a décompensé après le vernissage de son oeuvre mais il est incapable de m'en dire davantage.

A chaque fois, je scrute son tableau. Il m'intrigue autant que son créateur. J'ai le sentiment qu'il recèle la clé de tous les maux. Il me semble bien déceler, même si je ne suis pas connaisseur en la matière, au fil du temps, des modifications significatives dans les nuances de blancs. Elles me paraissent en y réfléchissant bien en corrélation, ce qui me laisse perplexe, avec la lente détérioration physique de mon patient comme s'il se vidait de sa propre substance et nourrissait ainsi sa création. Celle-ci devient plus flamboyante d'ailleurs tandis que lui se désagrège, dépérit lentement et que la vie le désertifie peu à peu. Cela me fait penser à un syndrome tardif de progeria.

Cette demeure semble le théâtre d'une malédiction, d'un mal insidieux qui toucherait les deux époux. Mon patient n'est plus en état de peindre. Ce n'est plus qu'une loque bavante, immobile, semi-comateuse. Sa respiration est laborieuse et audible comme un bruit de succion qui vient troubler le silence de mort qui règne dans l'atelier.

J'ai fait appel à des confrères. Ils ne comprennent pas davantage. La question cruciale qui se pose est combien de temps va t-il survivre dans cet état végétatif ? Il me vient alors à l'idée qu'éloigner ce tryptique malfaisant pourrait s'avérer salvateur. Je propose à l'épouse désespérée de mettre en vente cette œuvre en espérant qu'elle n'exercera pas son pouvoir d'anéantissement sur l'acquéreur. L'artiste n'a plus la force d'esprit de formuler un avis sur ce point.

J'ai l'intention d'espacer mes visites. Je suis moi-même étreint par une sourde angoisse quand je pénètre dans ce lieu mortifère.

Une oeuvre d'art inattendueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant