4. Marianne

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Elle a l'air ahuri. Helders. En fait, elle me toise comme on toise une rousse au Moyen-Age. Comme on toise un Noir après 1848. Comme on toise une femme non-voilée aux Comores. Comme on toise quelqu'un tout frais sorti de l'asile psychiatrique. Je peux lire de la surprise sur son visage, à laquelle succède de l'incrédulité, pour enfin laisser place à du dégoût. C'est bien ça. Du dégoût.

Helders reprend enfin ses esprits (je ne saurais le décrire autrement : c'est comme si elle avait été sonnée par ce que j'ai dit. Pourtant, ça ne pose pas autant de problèmes quand c'est mon père qui dit ce genre de choses...) :

"Des Noirs, des Arabes et des... Asiates. D'accord..." Elle hoche lentement la tête en se mordant ce qui semble être l'intérieur de ses joues. "Très bien. C'est... super. Mais ça ne me donne toujours pas d'informations sur ce que tu veux faire plus tard."

Mouais. Pas faux. Mais ses questions ne sont pas très claires. Et puis, ç'aurait dû lui donner une petite idée, non? C'est son boulot après tout...

"Je veux dire, à part te lamenter ou te révolter contre la médiocrité de l'Education Nationale et de son système." En ajoutant ça, elle incline la tête sur le côté et emploie un ton ironique - que je mets un petit moment à remarquer. "Un vrai  métier."

Je finis par répondre : "Je voudrais être juge. Ou procureur." Elle hoche la tête et gribouille quelque chose sur son bloc-notes - comme le ferait une psy. "Pouvoir faire régner la loi - la vraie -, rendre le monde meilleur chaque jour. Je veux dire, le rendre plus propre. Plus pur."

Elle s'arrête d'écrire. Voilà qu'après les avoir largement écarquillés,  elle plisse les yeux. On aurait dit deux grosses soucoupes, mais maintenant ils ressemblent plutôt à deux traits épais sous ses verres en forme de lune. Je remarque également qu'elle fronce le nez -un petit nez retroussé. Bizarrement, ça fait ressortir ses tâches de rousseur. Je trouve ça mignon, les tâches de rousseur. En plus, elles sont parfaitement assorties à ses jolis yeux marron : ils ont des éclats dorés. En fait, je ne trouve pas ça simplement mignon. Mais presque attirant.

Attendez... quoi?

Euh... Ce n'est pas du tout ce que vous pensez. Par "attirant" j'entend plutôt... hypnotisant. Je veux dire... ce qu'elles attirent, ses tâches de rousseur, ou ses yeux... ou tout le reste, c'est le regard, pas moi. Elles captivent, c'est tout. Enfin... vous voyez, quoi.
Il se trouve que parfois je ne m'exprime pas très bien. J'ai un peu de mal à me faire comprendre. Mais pas tellement en public. Ça m'arrive en général quand je suis seule avec quelqu'un ou... quand ça se passe juste dans ma tête. Comme maintenant, par exemple.
Enfin, dans ma tête... Vous ne pouvez pas réellement être dans ma tête, n'est-ce pas? Je veux dire... je ne sais même pas si j'en ai vraiment une. Je ne suis qu'un personnage fictif d'un roman fictif dont certains faits peuvent éventuellement être tirés de la réalité - réalité dont je ne suis même pas sûre de l'existence. En tous cas, pour l'instant, c'est plutôt dans vos  têtes que je me trouve. Et j'espère y rester pour un petit bout de temps. Simple précaution : cela voudra dire que ce que vous lisez vous aura plu, et tout est dans mon intérêt de vous plaire. Ou du moins d'attirer votre attention. A défaut de ne pas exister réellement, j'aurais au moins une chance d'exister à travers vous, pour vous, dans vos esprits. Dans vos mémoires. C'est ce qu'on cherche tous, après tout, non? Marquer les esprits de notre présence. Faire savoir au monde qu'on a existé, pour qu'il se souvienne de nous même quand on n'est plus là. Que les gens se souviennent de notre passage. Laisser une trace. Même une toute petite trace.
Tout n'est qu'une histoire d'héritage. Une histoire de temps.

Ok, ça devient bizarre.

Bref. Ce que je veux dire, c'est que j'ai juste dit "attirantes" comme ça. Je ne le pensais pas. Pas de la manière dont vous avez pensé que je le pensais, en tous cas. Parce que oui, je pense savoir ce que vous avez pensé que j'ai pensé. Ou que je pense en ce moment même. Mais vous vous trompez. Alors sortez tout de suite ces pensées de vos têtes, d'accord? Elles sont fausses. Archi-fausses. Totalement erronées. Et non, je ne cherche pas plus à me convaincre moi-même que vous que je dis la vérité. Parce que je dis la vérité. Point barre.

Kss-kss, je m'égare. J'en étais où, déjà? Ah oui. Elle a écarquillé ses jol... je veux dire, ses yeux. Pourquoi a-t-elle fait ça? Ce que j'ai dit ne peut pas la mettre dans un état pareil, si? Pourtant, c'est tout naturel de vouloir rendre le monde meilleur, le vouloir débarrassé de tous ces trouble-fêtes, toutes ces nuisances inutiles, ces souillures, ces ordures encombrantes dont on ferait tous mieux de se débarrasser avant qu'elles ne le fasse de nous. Mon père dit que c'est un droit et un devoir. Il a forcément raison. Reste seulement à identifier ce, ou plutôt ceux, qu'il nous faut évincer. C'est ce que j'ai fait, alors où est le problème? Pourquoi Helders semble-t-elle si étonnée de mes propos ? Et dégoûtée, aussi. Se pourrait-il qu'elle soit, genre... de gauche ? Genre... socialiste ?

Genre... Berk ?

"Plus... plus pur, tu dis ?" reprend-elle après un long silence. Elle a dû bugger. Sa voix, devenue légèrement suraiguë en fin de phrase, s'éteint à nouveau l'espace de quelques secondes. C'est bien ce que j'ai dit. Elle a bien entendu. Pas la peine de me répéter. Je me contente donc d'un hochement de tête plutôt sec. Cette fois, elle fronce les sourcils et pince les lèvres, qu'elle avait rosies au gloss. Couleur pêche. Goût pêche aussi : je le sens d'ici. Elle a sûrement mis du Baby Lips (non, ce n'est pas un placement de produit !). Logique, c'est son préféré. J'adore les pêches. Mais elles doivent être encore meilleures sur ses lèvres en cœur.

Ou bien ailleurs...

Cela n'a pas duré longtemps - juste le temps d'une mimique réprobatrice. Elle doit me prendre pour une folle. J'ai sûrement parlé avec trop de... trop d'ardeur ? Je m'emporte toujours quand elle est là.

Elle s'éclaircit la gorge et  fait d'un ton trop enjoué pour être vrai : "Alors... Tu veux faire du droit ?- Yep.
- Excellent choix ! Tu sais quelle filière te conviendrait le mieux ?
- Hum... à dire vrai, je me tâte. J'hésite entre la S et la ES, même si je pense que la ES serait le mieux.
- Hmm. Après, tout dépend de..."

Oui bon bref. Une heure d'incompréhension, d'ennui, de rêveries et de malaise plus tard, je me retrouve en cours de lettres. De justesse. Je suis restée un peu plus longtemps chez la C.O.P. Quoi ? J'avais beaucoup de questions à lui poser, voilà tout.

Je ne me lasse jamais de la regarder, voilà tout...

Mais, finalement, je n'avais aucun soucis à me faire :  Dr Glamour était toujours en retard. Dans certains cas comme celui-ci, ça n'a rien de dérangeant.
Après une heure de bavardages, de frivolités, ou plutôt du total manque d'autorité du professeur sur certains élèves (pour ne pas dire tous), je rentre chez moi. Enfin. Seul petit hic : cet imbécile de Tristan Filipowski et ses gorilles (entre autres, Marwan Casablancas et Brice Dumont) proposent de me raccompagner dans leur voiture "géniaaaalissime" plutôt que de me laisser rentrer seule en transports en commun - parce que "putain, biche, ça craint". Je n'en ai franchement pas envie. Mais il faut que je fasse bonne figure. Il se trouve que Tristan et ses assistants font partie des gars les plus populaires du lycée. Et je suis sûre qu'il va m'inviter au bal d'hiver. Il ne faudrait pas le froisser. Hihihihi je jubile rien qu'à la pensée que toutes les filles seront vertes de jalousie quand elle sauront que Tristan m'aura choisie moi comme cavalière (puisqu'il va forcément me choisir) - surtout Luna : elle craque sur lui depuis le début de l'année... de 4ème. Je le sais, je lis en elle comme dans un livre ouvert, malgré tous ses airs de fille mystérieuse en carton qu'elle tente de se donner pour espérer avoir en retour un peu d'attention. Pitoyable. A dire vrai, il n'y a que sa sœur jumelle, Némésis, qui reste une énigme. Mais c'est une autre histoire. Luna et moi, on se connait depuis qu'on a cinq ans ; on se déteste depuis qu'on a cinq ans. La faire souffrir est toujours un plaisir. Bref, j'ai toutes les raisons du monde de sortir avec Tristan. Ma réputation pourrait être en jeu...

Alors je monte dans la décapotable tout en adressant mon plus beau sourire à Filipowski. Mon simulacre d'engouement semble contagieux puisqu'il me répond d'un sourire éclatant et nous démarrons, les cheveux virevoltant au gré du vent d'un été trop tardif.

Comme le dit si souvent mon père :

La réputation avant tout.

Histoire d'Un TempsWhere stories live. Discover now