5. Erika

17 3 2
                                    

Il faisait tellement beau ce jour-là, alors forcément je lui avais proposé d'aller faire une promenade : histoire de se défouler, s'amuser, manger une gaufre... histoire que l'on puisse lui comme moi se changer les idées et profiter pleinement des derniers jours d'automne de ce délicieux mois de novembre. Histoire de s'enivrer une dernière fois de ces senteurs de marrons grillés, de chocolat chaud ; ces senteurs boisées et musquées émanant des feuilles mortes et des écorces d'arbres qui craquelaient si bien sous nos pieds ; ces senteurs humides, fraîches et légères des fleurs sauvages, de mousse et d'herbe encore imprégnés de la marque poudrée laissée par la rosée. Histoire de profiter de la dernière des belles saisons avant l'installation du méchant, incorrigible, interminable hiver. Une dernière fois. C'était le mot, dernière.

Je n'aurais jamais cru que l'hiver serait apparu si vite.

Je l'avais d'abord emmené dans ce petit parc, non loin de la maison, qu'il aimait tant. Il avait poussé des petits cris et s'était extasié chaque fois que le souffle du vent avait fait s'envoler puis tomber une feuille de chêne ou de merisier. Il avait souvent tendu les bras pour tenter d'en attraper une au vol - mais échec après échec ne s'était jamais découragé. C'est fou comme tout parait incroyable, génial ou inédit à cet âge-là... Je l'enviais tellement. Moi aussi j'aurais bien aimé poser ce regard naïf et touchant sur le monde. Pouvoir voir la beauté en tout, trouver toute nouveauté au moins digne d'intérêt, aller au-delà de mes limites et surmonter mes peurs à chaque instant, car à chaque instant il fallait se lancer dans une des innombrables aventures parfois ô combien redoutables dont est faite la vie...

Les nuages, dont on n'avait plus eu de nouvelles depuis plus d'une semaine, avaient manifesté un certain mécontentement céleste en se regroupant comme un seul homme, se condensant puis tombant soudain sur nous à l'image des flèches des troupes de César affublant de toutes parts les rangs Pompéiens : c'en était perdu d'avance. Adieu le kiosque, le tourniquet et les balançoires ! Adieu les gaufres liégeoises, les bretzels et les châtaignes grillées ! Nous avons dû rentrer - pas question d'attraper froid, et certainement pas lui ! Même si, encore une fois ce changement inattendu de la météo l'avait fasciné ; il avait automatiquement sorti sa petite langue rose pour goûter aux eaux de pluie et avait hurlé de rire suite à chacun de ses sauts dans les flaques d'eau boueuse provoquées par l'averse.

Son rire... son rire... je jurerais l'entendre encore, son fabuleux rire : il résonne dans ma tête, occupe toutes mes pensées, aspire un peu plus chaque jours tous les recoins de mon âme ; il me fend, pour mieux briser, réduire en confetti, et puis lécher goulûment tous les petits, tout petits microscopiques morceaux de mon cœur meurtri.

Si seulement nous n'étions pas sortis ce jour-là...

"Ma... Madame ?"

Nous aurions pu nous contenter d'un simple film à la maison... Chez nous...

"Madame Helders ?"

Bien à l'abris, chez nous...

"Vous m'entendez ? demande la voix qui m'arrache à mes souvenirs.
-Comment ? Hein, euh, oui... Oui oui, excusez-moi. Vous disiez ?
-Vous êtes sûre que ça va ? Vous voulez un peu de... (elle se met à fouiller dans son sac) un instant... j'en ai toujours sur moi... (elle réussit à extirper une petite fiole verte qu'elle brandit fièrement) La voilà ! Vous voulez un peu d'huile essentielle de camphre ? Je la fais moi-même.
-Oui oui, répété-je maladroitement, enfin, non non... continuez s'il vous plaît."

L'élève en face de moi ne semble pas très convaincue. Peut-être parce que je suis anormalement pâle, ou encore parce que je suis entièrement parcourue de frissons incontrôlables. Peut-être.

Elle continue, toujours méfiante :

"Bon... Je disais, du coup, que je voulais entrer dans les services secrets.
-Les services secrets ?
-Les services secrets. Genre CIA, BND, DGSE, SILAM, ce genre de choses... Mais j'hésite encore, qu'en pensez-vous ?"

Euh... pamplemousse.

"Ce que j'en pense ? Et bien (j'ai un petit rire nerveux), j'en pense que c'est une merveilleuse idée ! Si vous voulez mon avis, vous devriez opter pour le... Tiens, ça sonne déjà ? Le temps passe à une vitesse folle !
-Mais... Non... Ça n'a pas sonné..."

J'en ai parfaitement conscience. C'est un prétexte pour qu'on en finisse avec cet entretient. Un autre de mes prétextes bidons pour éviter la populasse. Enfin bon, je culpabiliserai plus tard, tout cela a trop duré. Il faut qu'elle sorte d'ici. Ou alors que ça soit moi qui m'en aille.

Tout. De. Suite.

"Mais si, mais si. Vous n'entendez pas ? répliqué-je d'une voix chevrotante que j'essaie - en vain - de camoufler tout en la poussant vers la sortie.
-Non ! Attendez, vous ne m'avez pas répondu ! Et vous ne m'avez pas non plus dit quelles écoles proposaient la formation pour devenir un membre d...
-Bonne journée, Phoebe !"

Et je lui claque la porte au nez.

Ces élèves sont vraiment cinglés. Celle-là, elle atteint les records - sans compter ce petit con d'Äidinpoika. Quoique, ils sont amusants dans leurs catégories, ça n'est rien comparé à miss Léonard... Ce qui m'inquiète le plus avec Marianne, c'est que je n'arrive pas à réellement la cerner : tantôt elle me parait très agréable, très charmante aussi, tantôt elle se met à déblatérer des choses ignobles. Mais je doute toujours de ce qu'elle les pense vraiment. Je suis persuadé que son père a une trop grande influence sur elle ; la pauvre cherche toujours à en avoir l'approbation. Ou bien elle pense réellement ce qu'elle dit. Et pour le coup je ne c...

Et merde. Elle est là. La crise d'angoisse que je m'efforce de réprimer depuis plus d'une demi-heure. Et je ne peux plus la retenir d'imploser de toutes ses forces maléfiques et anxiogènes en moi. De toutes ses imposantes, écrasantes, inépuisables forces.
J'entends un vague "c'est toujours pareil quand je me mets à parler des services secrets !" ainsi que des bruits de pas rageurs faire écho dans les couloirs du lycée déserts pour l'instant, puis... Puis plus rien, à part un horrible sifflement dans mes oreilles. Je me retourne, m'adosse à la porte de mon bureau. Ma tête bourdonne, tout tournoie et se déforme autour de moi sans prévenir que les meubles et tout le reste ont prévu de se mouvoir, ce qui me donne rapidement la nausée. Il n'y a plus d'air dans la pièce, je suffoque. J'ai envie de crier, d'appeler à l'aide, de prévenir quelqu'un - n'importe qui - que mon passé et mes souvenirs qui m'ont si longtemps torturée tentent à nouveau de prendre le dessus, se refermant sur moi comme un étau ou un anaconda particulièrement vif qui me caresserait avant de s'enrouler autour de mon corps tellement fort qu'il m'offrirait l'occasion exclusive d'entendre avant de sentir se briser mes os, éclater mes artères, se broyer mes organes, un par un ; et me sachant à l'agonie, il achèverait sa folle pulsion destructrice en détachant, à l'aide de ses puissantes mandibules, la tête de ce paquet informe qui autrefois aurait été mon corps. En fait, il ne s'agirait même pas d'une pulsion destructrice à proprement parler. L'anaconda ne chercherait qu'à se nourrir, pas spécialement à me torturer.

 Encore cette putain d'histoire de survie...

Cependant aucun son ne sort de ma bouche. Et puis, de toute façon, qui en aurait réellement quelque chose à foutre que je crève dans ce placard à balais qui de temps à autres acceptait bien de me servir de bureau ? Les membres ankylosés, je me laisse glisser le long de la placard-porte jusqu'à ce que je sente le contact avec le carrelage froid. Je ramène vers moi mes genoux pour les entourer de mes bras, sur lesquels j'appuie ma tête aussi fort que je le peux, si bien que je vois des tâches blanches se former sous mes paupières clauses - mais je n'y prête pas attention. Comme à l'accoutumée je finis par pleurer, me servant de mes sanglots pour déverser tout mon chagrin, mon amertume, mes regrets et ma haine.

Après tant de mois de silence, mes souvenirs refont surface, me submergent intégralement et profitent de mes bases flageolantes pour détruire absolument tout ce que je pensais avoir rebâti à peu près correctement dans ma vie... Exactement comme la dernière fois...

A commencer par moi.

Histoire d'Un TempsWhere stories live. Discover now