10 mai 1940

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10 mai 1940

Cher Journal, chers inconnus qui le lirez sans doute un jour,

Je m'appelle Odile Maret, j'ai 20 ans, je suis originaire de Gembloux, une petite ville de Belgique. Ma famille travaille la terre mais nous sommes loin d'être de pauvres fermiers dans le besoin. Nous possédons, depuis des générations maintenant, l'une des plus grandes exploitations fermières de la région. Souvent, à la période des moissons, quand il manque des bras pour ramasser et faner le blé, j'aide au champ, liant en gerbes les épis jaune pâle puis créant avec ceux-ci des structures semblables aux tipis des indiens d'Amérique. Le reste du temps, je suis institutrice. Enfin, plus exactement, je serai institutrice. Pour l'instant, je ne suis encore qu'étudiante à l'école normale de Couvin, l'une des plus réputée du pays. C'est loin mais je ne me plains pas, j'aime mes études et je sais la chance que j'ai de ne pas encore être mariée à mon âge et de pouvoir apprendre un travail. De toutes façons, celui qui me forcera à me marier n'est pas encore né, je refuse de faire un mariage de raison avec un autre fils de propriétaire ou un petit noble. Non, si je me marie un jour, ce sera par amour. L'amour, j'y crois, j'y crois plus que je ne crois en Dieu je pense. L'amour est la seule force capable de triompher de tout. Et Dieu sait que nous allons en avoir besoin d'amour.


Au cas où je disparaîtrais, au cas où mon image même se perdrait dans l'oubli, ces quelques lignes vous permettront de m'imaginer. Je ne suis pas bien grande, je dépasse tout juste le mètre 60. J'ai hérité de ma mère et de mes grands-mères avant elle, d'une silhouette en sablier qui rendrait jalouse les Marlène Dietrich et Vera Lynn en puissance. Malheureusement, j'ai aussi hérité d'une propension à prendre un kilo rien qu'en regardant la nourriture. Vu que j'ai un penchant assez marqué pour toutes les choses sucrées... disons poliment que j'ai un peu plus de formes qu'il ne faut. Rassurez-vous, je ne suis pas obèse, loin de là, juste quelques formes. J'ai de longs cheveux bruns, bouclés, qui cascadent jusqu'à ma taille mais je les tiens bien souvent relevés en un complexe chignon ou simplement retenus par un ruban. Il n'est pas aisé de s'intéresser au travail des enfants auxquels j'enseigne si mes boucles brunes forment un rideau autour de moi à chaque fois que je me penche sur leur feuille. J'ai les yeux noisettes, de grands yeux qui intriguent les gens, me donnant souvent un air rêveur. Que dire de plus ? Rien je pense, il y a bien plus important que quelques considérations esthétiques.


Je n'ai jamais écrit de journal intime avant, cher lecteur, alors vous me pardonnerez mon style brouillon, mes aller et retour, mon écrit décousu. En noircissant ces pages, je cherche à raconter une histoire, notre histoire, autant que j'essaie de clarifier mes propres pensées. Tout est encore embrouillé dans mon esprit. Une seule phrase semble s'y détacher, une seule phrase tourne en boucle, imprimée en lettre de feu dans ma tête C'est la Guerre. Ils l'ont annoncé au point du jour. Nous étions réunis autour de la table de la cuisine, Papa, Maman, Guillaume, Alice et moi, prenant notre petit déjeuner. Je tenais à la main une tartine de bon pain de la ferme, beurrée et recouverte de confiture de cerise, ma préférée. Je dois vous dire que j'ai pu vérifier la loi universelle faisant que c'est toujours le côté beurré qui rencontre le sol. Un silence lourd s'est abattu sur la pièce, troublé seulement par le flop humide de ma tranche de pain puis par le fracas assourdissant d'une tasse s'écrasant au sol et se brisant en milles petits morceau de faillance. Alice, ma petite sœur de 14 ans, venait de lâcher sa tasse de café sous le choc de la nouvelle. Malgré ce vacarme, personne ne tourna la tête vers le lieu du sinistre, personne ne bougea. Quand même maman ne dit pas un mot, elle qui d'habitude aurait crié et enguirlandé Alice pour la tasse perdue et le sol à nettoyer, nous avons compris que c'était encore plus grave que ça en avait l'air. 


Le premier à se mouvoir fut Guillaume, mon grand-frère. Se levant soudain de sa chaise comme un diable à ressort sortant de sa boîte, il s'élança vers l'étage. Nous l'entendîmes remuer à peu près tout ce qu'il était possible de remuer dans sa chambre puis, après ce qui nous sembla être une fraction de seconde, redescendit, un sac au dos. Un sourire joyeux sur le visage, il nous annonça qu'il y allait. Il allait s'engager. Ses amis étaient déjà devant la maison, riant et criant, prêt à aller casser des Boches. Lorsqu'il franchit le seuil de la maison, nous nous levâmes comme un seul homme, nous précipitant à sa suite, attrapant nos sacs à main, papa enfilant sa veste à la hâte. Invalide de guerre depuis 1917, trois doigts en moins et la joue sévèrement déformée, il ne se rendrait pas au combat lui. Nous suivîmes ce cortège de jeunes hommes braillards jusqu'à la gare. Les vieux étaient silencieux, se souvenant trop bien de 1914. Les femmes avaient le cœur gros. Yvette, la fiancée de Guillaume arriva, une fleur à la main et la lui accrocha à la boutonnière. Elle marchait fièrement à ses côtés. Moi, je regardais mon père, puis mon frère, puis encore mon père, essayant d'imaginer dans quel état mon ainé va revenir. S'il revient. J'en tremble encore maintenant que je l'écris. Nous nous sommes tous massés sur le quai de la gare, devant ce train, sa locomotive fumant comme les naseaux d'un taureau enragé. Nos garçons sont montés. Nous nous sommes restées là, à regarder le train s'en aller. On a encore regardé quand le train était devenu à peine plus grand qu'un jouet d'enfant. On a continué à s'user les yeux quand nous n'avons plus aperçu qu'un petit point noir. On a encore continué à observer l'horizon quand le train a eu disparu lançant un dernier panache de fumée, emmenant nos frères, nos époux, nos pères, tous ces hommes chers à notre cœur. Le silence sur la petite gare s'était fait pesant, personne n'osait parler, nous nous étions presque arrêtés de respirer, regardant l'horizon avec l'espoir de voir revenir la locomotive crachant sa fumée et les garçons, entiers et vivants, riant allègrement, nous disant qu'ils nous avaient bien eus, que ce n'était qu'une blague. Mais ce n'est pas une blague. C'est la guerre. Alors nous sommes restés là, dans la douce chaleur de mai, nous avons regardé la lumière décliner à l'horizon. Nous avons prié pour nos amis, nos familles et même pour les inconnus. 


Quand l'obscurité eu totalement englobé la gare, Eugénie a rassemblé quelques enfants qui étaient assis en silence, dans un coin, sans trop comprendre ce qu'il se passait, et nous a invité dans son bistrot pour une tasse de café. Comme une lente procession silencieuse, nous avons remonté la grande rue jusqu'au troquet. Nous nous sommes un peu serrés pour pouvoir tous nous asseoir. Elle nous a servi du café en silence. Puis, tout-à-coup, Lucie, la petite de nos voisins, s'est levée et a traversé la salle, a poupée sous un bras et est allée s'asseoir devant Elise, la fille d'Eugénie. Elles se sont souri et, l'air de rien, ont commencé à jouer, remplissant le silence de leurs babillages enfantins. Alors petit-à-petit, on s'est mis à parler, de tout et de rien mais surtout pas de la guerre, surtout pas du départ des jeunes. Ensuite, une fois la nuit tombée, nous sommes tous rentrés chez nous. Nous nous sommes attablés, avons mangé, comme si de rien était, en évitant soigneusement du regard la place vide de Guillaume. Maman n'a plus versé une larme, papa a parlé de 14-18, Alice de sa nouvelle robe et moi, moi j'ai parlé de mes leçons d'histoire et de géographie. C'était comme si tout était redevenu comme avant. Mais ce soir, en montant les marches de ma chambre, alors que j'entendais les avions voler au dessus de moi, j'ai su. J'ai su que rien ne serait plus comme avant. Alors j'ai sorti mon carnet d'écolière, mon stylo plume et je me suis mise à écrire. 


Je vais relater cette guerre, ma guerre. J'espère encore que nous gagnerons, parce que c'est tout ce qui nous reste, l'espoir. Mais je sais aussi que notre armée est petite, que les Allemands sont forts, je sais ce qu'ils ont fait en 1914. Nous ne sommes pas vraiment mieux préparés. Reste à attendre le secours des autres, les Anglais, les Français. Mais nous, nous allons nous faire enfoncer et, une fois encore, c'est sur notre sol que va se jouer le destin de l'Europe. Dans ces pages je figerai le souvenir de ceux qui ne reviendront pas, dans ces pages, je relaterai les combats, le comportement des Allemands. Je les observe depuis longtemps déjà, à travers les actualités du cinéma et je le sais, rien de bon ne sortira de leur présence. Mais je ne me tairai pas. De ce qui arrivera, je serai le témoin, le passeur de mémoire. Et j'espère que quand cette guerre finira, vous serez là pour me lire. 

Journal intime d'une résistanteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant