14 mai 1940
Nous nous sommes levés à l'aube aujourd'hui. Maman a été chargée, avec Henriette, de partir en quête de ravitaillement, comme hier. Papa, lui, nous a dit qu'il avait besoin de quelques renseignements et qu'il serait vite de retour, du moins l'espérait-il, comme hier. Alice et moi nous sommes donc, comme d'habitude, retrouvées en charge des enfants. Le petit Marcel regardait la jeune rescapée avec un air à la fois intrigué et heureux. Sa joie de s'être trouvé une potentielle camarade de jeu était visible. Elle, par contre, gardait les yeux rivés au sol, la main cramponnée à ma jupe, sans dire un mot. Prenant les choses en main, Marcel a ramassé ses petits soldats et s'est approché d'elle, lui présentant le Roi Albert et ses troupes ainsi qu'en face, le Kaiser Guillaume et ses escadrons de bras cassés, au sens littéral puisque le petit blondinet avait cassé leurs membres de plombs pour rendre leur défaite plus réaliste. Bien qu'elle reste muette, l'enfant aux cheveux de feu sembla s'y intéresser. Alice, le bébé d'Henriette dans les bras, semblait soucieuse. Elle réfléchissait si fort que je pouvais presque voir de la fumée sortir de ses oreilles. Ses pensées l'avaient fait dériver si loin qu'elle en avait oublié que c'était un enfant et non un sac de pomme de terre qu'elle tenait contre sa poitrine, tant et si bien que le pauvre malheureux, en plus d'être secoué en tous sens bien plus que bercé, menaçait de tomber à chaque instant. J'attrapai le bambin et l'installai confortablement dans mes bras en le berçant doucement tout en chantant à mi-voix un air apaisant. Ses cris cessèrent aussitôt et je pus enfin, dans le calme très relatif de la halle, demander à ma sœur ce qui la tracassait tant. De ses grands yeux larmoyants, elle m'adressa un regard désespéré et enchaîna un concerto de soupirs las et tristes. Lorsqu'elle se décida enfin à parler, elle ouvrit d'abord une fois, puis deux fois la bouche sans qu'aucun mot n'en sorte puis, au troisième essai, elle déclara :" On va quitter la Belgique pour toujours, Odile". Sa voix s'était étranglée sur les derniers mots. Je suis restée pantoise, la regardant avec un air ahuri. Certes nos divisions reculaient à la vitesse de l'éclair mais certaines, comme les chasseurs ardennais tenaient bons face aux panzers allemands et le départ en Angleterre n'était que provisoire. Je m'efforçai de garder la tête froide et d'analyser la situation. Une seule conclusion me vint. Ma sœur avait raison. Nos lignes étaient enfoncées et chaque jour, les combats se rapprochaient de plus en plus. Nous n'avions qu'une seule solution, fuir, quitter le pays, avant que les conséquences des combats ne nous atteignent. Il était temps de partir pour ne jamais revenir. Les Allemands allaient gagner la guerre.
Nous devions dire adieu à notre pays, le pays dans lequel nous étions nées, dans lequel nous avions grandi, pour lequel papa et des milliers d'autres hommes s'étaient battus, pour lequel Guillaume se battait encore. Je me suis écroulée sous le poids de cette révélation, me laissant tomber comme un vieux sac de linge sur la caisse la plus proche. Le regard dans le vide, je m'efforçai de rester forte et de ne pas pleurer. Je suis la plus âgée, en l'absence de Papa et Maman c'est moi qui suis responsable de notre petite troupe alors je me dois d'être forte. J'ai respiré plusieurs fois profondément, endiguant la crise de panique qui menaçait de m'assaillir. J'ai pensé à tous mes petits élèves que je ne verrais sans doute plus jamais, à notre douce maison, au calme de notre quartier, à l'animation de Gembloux, à la faculté d'agronomie dans les jardins de laquelle j'aimais me promener. Puis, j'ai pensé à Guillaume. Comment saurait-il où nous étions partis, comment saurait-il où nous rejoindre ? Soudain j'ai eu une idée, j'ai ouvert mon sac à main dans lequel, réflexe d'institutrice, je conserve toujours une boite de métal contenant quelques bouts de craie. J'en saisi un et écrivit sur la grande porte de bois :" Famille Maret, Adrienne, André, Odile et Alice, Famille Lepas, Henriette, Marcel et Jules. Pierre enterré à Overijse." Lorsque nous aurions la certitude d'embarquer pour l'Angleterre j'y ajouterais la mention de notre destination. Je me suis ensuite rassise sur la caisse, pas encore très assurée sur mes jambes et j'ai laissé mon regard se perdre dans la halle. Une forte odeur de poisson flottait dans l'air. Trop épuisée, je ne l'avais pas remarquée ni hier, ni avant-hier.
Devant moi, les marchands s'activaient, dressant leur étal, empilant des caisses de merlus, de morues ou de harengs, en sortant les poissons, leur coupant la tête aux yeux globuleux, les éviscérant, les écaillant, levant les filets, accrochant les poissons séchés aux montants de bois ou étalant les poissons frais sur de la glace. Leurs harangues commençaient à se faire entendre, l'un ventant la qualité de sa morue séchée, l'autre invitant les passant à regarder ses soles. Les hommes et les femmes entraient en trombe, des files désordonnées s'organisant devant les étals. Peu importe les harangues des poissonniers, les gens leur achèteraient le peu de poisson dot ils disposaient de peur de se retrouver sans manger ce soir ou demain. Des querelles éclataient de ci de là, l'un ayant soi-disant pris la place de l'autre dans la file ou ayant reçu plus que ce que ses tickets l'autorisaient à obtenir. Cette agitation me permis, pendant quelques instants, d'oublier la guerre et notre départ. Mais je reviens bien vite à la réalité quand papa apparu sur le seuil de la porte, la mine déconfite. Il n'avait pas eu de place sur le ferry aujourd'hui non plus. Elles s'étaient toutes vendues en quelques instants. Nous attendions le retour de maman et Henriette avec angoisse. Dès qu'elles seraient là, il nous faudrait prendre une décision. Rester et risquer, chaque jour un peu plus de faire face aux Allemands et à leurs implacables machines de guerre ou partir. Nous avons passé l'heure suivante à nous regarder en chiens de faïence, sans dire un mot. Même les enfants s'étaient tus, enfin, plus exactement, Jules et Marcel s'étaient tus, la petite n'ayant toujours pas dit un mot.
Soudain, Alice parla « On devrait partir aujourd'hui. Les Allemands risquent d'arriver et alors on fera quoi hein ? »
- «Que fera-t-on ? » corrigeais-je, par réflexe, parce que ce genre de réflexe nous raccrochent à la vie quotidienne, à la normalité, et que c'est la seule façon de ne pas craquer. Je répondis ensuite à ma sœur, les yeux rivés sur l'inscription que j'avais réalisée sur la porte. « Partir ? Oui mais où ? Quels choix avant nous ? »
- « En France » répondit-elle simplement
- « Parce que tu crois que la France tiendra plus longtemps ? Ils n'ont même pas respecté la neutralité de notre pays, ils ne se gêneront pas pour envahir la France et le reste de l'Europe avec. »
- « La France a la ligne Maginot, on sera à l'abris derrière et puis la France est plus grande, ils mettront plus de temps à la contrôler. Et son armée est plus importante, elle fera appel à la légion étrangère. Elle est mieux préparée que la Belgique. »
- « La France ne me plait pas, elle est coincée entre l'Espagne, l'Italie et la Belgique, c'est-à-dire, dans peu de temps, le Reich. On sera entourés par Franco, Mussolini et Hitler. Quand bien même ils arrêteraient les troupes Allemandes, une seule offensive conjointe des trois pays suffira à faire s'écrouler les défenses françaises comme un château de cartes. Et puis il faudra se rapprocher de la ligne de front. »
- « Cela permettra peut-être de récupérer Guillaume en route, qui sait ? » déclara Alice
Alors que j'allais répliquer, Papa déclara soudain « Je pense qu'Alice a raison. De plus, de France, nous pouvons toujours partir vers l'Angleterre si les choses se gâtent. » Je l'ai regardé, incrédule, ait ouvert la bouche, une fois, deux fois, trois fois, puis je l'ai refermée.
Cela fait une heure que Papa a fait cette sortie fulgurante. Une heure que je n'ai pas desserré les mâchoires. Deux heures et demies que papa était revenu sans places sur un ferry. Quatre heures que Maman et Henriette étaient parties chercher du ravitaillement. Et nous attendons.
VOUS LISEZ
Journal intime d'une résistante
Ficção HistóricaBonjour, je m'appelle Odile Maret,j'avais 20 ans en 1940. Le 10 mai 1940, mon pays est entré en guerre, ce jour-là, l'Allemagne a franchi nos frontières. Je ne sais pas ce qu'il adviendra de moi, alors je laisse ce journal, un journal qui racontera...