15 mai 1940

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15 mai 1940

Nous avons encore dormi une nuit dans la halle. Ce matin les nouvelles sont un peu meilleures. Les Allemands ont étés arrêtés, non loin de Gembloux. Ce sont les troupes françaises qui sont parvenues à réaliser ce miracles. Des centaines de tirailleurs marocains ce sont sacrifiés pour gagner quelques heures, un jour peut-être, avant l'inexorable défaite vers laquelle nous marchons. Le secteur de Gembloux reste terriblement dangereux. Tout le sud du pays reste terriblement dangereux. Hier, Maman et Henriette ont approuvé le plan de Papa et Alice. Nous partirons en France. J'ai donné mon accord à deux conditions. La petite fille restait avec nous et nous ne redescendrions pas vers le sud du pays, nous longerions la cote jusqu'à l'arrivée en France. Il était hors de questions que nous allions nous remettre sur les routes empruntées par les soldats et, ainsi, gêner leur déplacements voire, au pire, leur bloquer totalement la route si nous étions mitraillés. Alice a protesté. Elle voulait absolument retourner vers le sud du pays, essayer de retrouver Guillaume. Je pense qu'elle se rend seulement compte maintenant du danger que notre grand-frère court. Papa a approuvé mon itinéraire et a indiqué qu'il s'agissait du choix le plus responsable. Maman, elle, a passé près d'une heure à calmer Alice en lui expliquant que même si, par hasard, nous croisions la compagnie de Guillaume, nous ne pourrions l'emmener avec nous sans lui faire courir le risque d'être jugé pour désertion. Elle avait fini par accepter l'évidence et s'était calmée. Henriette et moi avons ensuite passé la soirée à raconter des histoires aux enfants sous le regard attendri de Maman. Ma petite sœur avait d'abord fait mine de ne pas s'y intéresser puis s'était installée à leurs côtés pour nous écouter. 


Ce matin, ça a été le retour au camion. Nous sommes remontés à l'arrière, sous la bâche déchirée. Papa avait frotté plus méticuleusement le sang de Pierre et il ne restait presque plus aucune trace de la tragédie qui avait eu lieu dans le véhicule à peine plus de 48 heures auparavant. Avant de partir, j'avais griffonné "Vers la France via Middlekerke" sous mon inscription en espérant qu'ainsi, si Guillaume passait par ici en nous cherchant, il trouverait cet indice qui lui permettrait de nous rejoindre. Je m'étais assise sur une des caisses, à la place de Maman qui s'était installée aux côtés de Papa dans la cabine conducteur. Sur mes genoux, la petite rousse sommeillait à moitié, le pouce dans la bouche. Henriette avait repris la même place qu'avant, Jules dans les bras, Marcel a ses pieds. Ma sœur, quant-à-elle, était avachie sur le plancher du camion, le dos collé à sa valise. Papa a donné le signal du départ et le camion s'est lentement ébranlé. Le paysage a défilé. Un paysage de littoral. C'était magnifique. Par la bâche en lambeau, les enfants observaient la mer, des étoiles dans les yeux. A travers les Polders, il faisait calme. Je suppose que la plupart des gens avaient pris les grandes routes. Je me surprenais à presque oublier la guerre. Marcel riait de la tête que la petite rousse faisait à chaque ornière. Elle n'avait pas l'air d'avoir l'habitude de l'inconfort. Je repensai à la voiture dont je l'avait sortie. Il n'y avait plus beaucoup de voitures sur les route, le carburant était devenu rare et cher. Il y avait d'ailleurs encore moins de luxueuses berlines comme celles qui avait abrité la petite pendant le mitraillage des évacués. Je revis alors sa mère, ange blond au ventre déchiré par les balles. Elle portait une robe de grande qualité, en soie blanche, agrémentée d'un collier de perles. Il n'était pas étonnant que la petite n'ai pas l'habitude de l'inconfort, elle venait visiblement d'une famille aisée. Je me dit que cette enfant devait bien avoir un père, des grands-parents, une famille, quelque part. Cela me déchirait le cœur de me dire que je devrais peut-être me séparer d'elle un jour mais je savais que c'était inéluctable. Je regardai à nouveau vers la mer. Elle était loin d'être tranquille. Quelques bateaux de pêches mais surtout des bateaux transportant des troupes croisaient au loin. J'ai soupiré. La guerre était beaucoup trop proche, beaucoup trop réelle. Tout cela n'était qu'une fuite en avant. 


Le camion a continué de cahoter pendant toute la journée sur ces routes défoncées. Nous nous sommes arrêtés à midi pour manger un maigre pique-nique composé de pain et de fromage. Les enfants étaient heureux de quitter le camion. Je les comprends. Cela m'a fait du bien aussi de me délasser les jambes. Henriette ne parlait pas beaucoup. Elle ne parle plus beaucoup depuis que Pierre est mort. Maman fait un peu la conversation toute seule. Alice et moi on s'occupe beaucoup des enfants. Marcel sent bien que sa maman le délaisse. J'ai l'impression qu'il ne comprend pas non plus pourquoi son papa n'est plus là. Il est beaucoup dans les jambes de Papa pendant les arrêts. Le reste du temps il reste assis à côté d'Alice. Il l'adore. La petite rousse, elle, est fascinée par moi. Elle reste accrochée à ma jupe ou à mon cou presque tout le temps. Je lui parle beaucoup. Elle me comprends je pense mais elle ne parle toujours pas. Il faudra bien que je finisse par lui donner un nom moi-même si ça continue. Je ne vais tout de même pas l'appeler la petite tout sa vie. 


Au soir, nous nous sommes arrêtés dans le nord de la France. Nous avons étés accueillis par une charmante famille. Avant nous, un autre réfugié était arrivé. C'est un vieil homme qui semble un peu malade, mais Dieu qu'il est drôle. Il n'a cessé de faire des blagues de toutes la soirée. Le couple qui nous accueille nous a très bien reçus. Ils nous on fait des tartines de fromage blanc avec des fraises. Les petits se sont régalés puis ils ont joué avec les enfants de nos logeurs, deux garçons. Personne ne s'est formalisé du mutisme de la petite. Elle s'est prêtée à leurs jeux en souriant. Elle a même ri. C'était un son pur et cristallin qui m'a fait sursauter. Elle ne parle toujours pas mais au moins, maintenant, elle rit. Nous sommes rentrés tard dans les chambres. Les enfants aussi. Nous avons profité du calme de la nuit et des étoiles. Marcel et la petite avaient encore un énorme sourire lorsque nous les avons couchés aux alentours de 11 heures. Pour eux, ce sont presque des vacances.


Journal intime d'une résistanteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant