12 mai 1940

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12 mai 1940

Cher Journal, Cher inconnu,

J'écris ces lignes comme je peux, assise à l'arrière d'un camion. Maman nous y a tous entassés. On a eu de la chance, le conducteur est le mari d'une de ses copines d'école qu'elle voit souvent pour causer chiffon en tricotant autour d'une tasse de café. Quand il nous a vu, là, au bord de la route, il a pilé net sur les freins et nous a proposé de monter. L'amie de maman, Henriette, est là aussi avec leur bébé braillard et leur gamin en culottes courtes. Elle a eu ses enfants sur le tard et le mari avec. Certains disent que c'était un problème de santé fragile, moi je dis que c'était surtout sa tête le problème. Elle a deux poireaux en plein milieu de la joue gauche, des dents de lapin et un pif énorme. Si encore elle était intelligente. Mais elle est bête comme ses pieds, et encore, c'est une insulte aux pieds. Le seul avantage, c'est qu'elle est bonne cuisinière et très gentille. Enfin bref, elle est là, à l'arrière du camion, assise sur une caisse qui contenait des morceaux de rotative. Son mari travaille au Soir, ils ont évacué une partie du matériel pour qu'il ne soit pas abîmé par les bombardements. Du coup, aujourd'hui, au lieu de de transbahuter des journaux pour les livrer, il transbahute des caisses pleines de pièces de rotatives. Le bébé, il ne prend pas beaucoup de place, il est collé au sein de sa mère, enfin, quand il ne hurle pas comme un goret qu'on égorge. Le petit, Marcel, lui, il est assis aux pieds de sa mère, il joue avec ses petits soldats, il nous refait la victoire de 1918. Brave gosse, il croit vraiment qu'on va la gagner cette guerre. 


Deux jours, il a fallu deux jours aux Boches pour enfoncer nos lignes. Il leur a fallu deux jours à leurs Panzer pour débarquer pas loin de Gembloux. Alors nous, on a été évacués, comme tous les civils de la zone. Enfin évacués, c'est beaucoup dire. L'agent de police est venu taper à notre porte et, étonné, nous demander pourquoi on n'était pas partis, comme ils l'avaient dit à la radio. On l'a regardé, maman a haussé les épaules et a dit « Bah ... » en faisant un geste général montrant la maison. L'agent a regardé maman et, levant un sourcil interrogateur a répondu « Bah ? ». Alice a manqué d'avoir un fou rire. Exaspérée, je me suis avancée et j'ai pris les choses en main lui expliquant calmement qu'on n'avait plus d'électricité. Ce à quoi le charmant agent de police, élite de notre nation s'il en était a surenchérit d'un « Et ? » inquisiteur. Me retenant de lui dire le fond de ma pensée, je lui ai, toujours calmement mais avec un soupçon d'ironie dans la voix, demandé à quoi fonctionnait la radio. Le silence m'a fait face pendant quelques longues secondes puis, soudain, je pu presque voir les rouages de son cerveau se mettre en branle et une petite lumière s'alluma au fond de ses yeux, il avait compris. « Ah, évidemment, si la radio ne marche pas, vous ne pouviez pas entendre l'ordre d'évacuation ! » s'était-il exclamé, fier de sa trouvaille. « Non, effectivement, étant donné que la radio ne fonctionne pas, elle ne marche d'ailleurs jamais puisqu'elle n'a pas de jambes, nous ne pouvions pas entendre le ... attendez le quoi ?! » Je m'étais proprement étranglée sur la fin de ma phrase tandis que maman blêmissait et que les larmes montaient aux yeux d'Alice. Maman protesta qu'elle avait un fils à la guerre, qu'elle ne pouvait pas abandonner la maison mais rien n'y fit. Alice et moi sommes montées préparer nos valises, nous avons tout entassé dans ces petites malles de carton. 


Ma vie entière, cher journal, tient actuellement dans une valise rectangulaire et dans ma besace. Je dois reconnaître que si la solidité de dette valise est prémonitoire par rapport à la solidité de ma vie, je suis preneuse. En effet, Alice et moi nous sommes assises dessus dès notre montée dans le camion. Je m'attendais à ce que, sous notre poids combiné, elle explose mais non, elle est toujours là, bien entière. Papa est monté à l'avant à côté de Pierre, le mari d'Henriette. Derrière nous, les paysages défilent sans arrêt et je n'ai aucune idée de l'endroit où nous pouvons bien nous trouver. Tout ce que je sais, c'est que nous roulons vers la mer. Les cris du bébé m'exaspèrent, comment peut-on laisser son enfant hurler autant sans rien faire. Et personne ne bouge, même pas maman qui dit que ça va lui passer.


Voilà désolée                        pour l'écriture                                   un peu comment      dire ?                    Erratique ?                              Mais j'ai                     attrapé ce pauvre            gosse 

 et j'écris                  maintenant avec la                                       main gauche                                    tout en le                                         berçant                                             

du bras droit.                                    Pas la position                            la plus facile                                   pour                       .                           parvenir à                       écrire                    .                                  correctement. 

 Heureusement que                                            j'écris au                     crayon                      et que je ne 

fais du coup                                       que des petites                                       traces                   et pas                         des                                   .                            énormes                      .                 

bavures                                         .                                                               à chaque fois que je lâche l'outil.


Ouf, voilà, le bébé est endormi et de retour dans les bras de sa mère qui me regarde comme si j'étais une espèce de sorcière pour avoir réussi l'exploit d'endormir le petit être braillard. Alice, elle, me regarde comme si j'étais sa sauveuse. Pauvre Alice, je ne serai pas ta sauveuse pendant longtemps, il suffit de jeter un œil au petit Marcel pour voir que maintenant que le roi Albert a gagné pour la troisième fois la glorieuse campagne de 1918, il commence à s'ennuyer ferme. Voilà qu'est-ce que j'avais dit, la litanie des « maman, j'ai faim », « maman je suis fatigué », « maman, je dois faire pipi » et autre « c'est quand qu'on arrive ? » vient de commencer. La pauvre Henriette semble totalement dépassée par la situation, regardant son fils paniquée tout en essayant de ne pas réveiller le bébé qui, petit à petit, se met à ouvrir les yeux et à geindre pour téter. Ma tête est prête à exploser et il me reste deux solutions, donner le bébé à bouffer au petit Marcel pour qu'ils se taisent enfin tous les deux ou opter pour le fait de divertir tout le monde. En bonne et gentille institutrice que je suis, j'opte pour la deuxième option et entame une comptine. Cela a pour effet de faire oublier ses récriminations au petit Marcel et de faire taire le bébé.


Nous avons chanté pendant une bonne partie du chemin puis on s'est tous tus. Des sirènes retentissent au dessus de nous, le bruit d'énormes moteurs fait vibrer l'air, sous le camion bâché on ne voit rien, on entend juste les gens crier. J'ai peur, j'ai si peur, qu'est-ce       

 J'ai peur, j'ai si peur, qu'est-ce       

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Journal intime d'une résistanteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant