Quelques semaines se passèrent et comme on s'y attendait je ne l'avais toujours pas rappelé... Toutes les cartes étaient entre mes mains mais je ne les jouaient pas, je voulais les garder pour moi. J'avais peur que le jeu prenne fin juste avec ce coup de fil. Je n'avais même pas parlé à June de tout ça. En fait j'évite d'y penser... elle risquerait de m'étriper... littéralement. Elle dirait surement que je suis trop bête de pas tenter ma chance et que j'aurais dû lui dire plus tôt. Donc, plus le temps avance moins j'ai envie de lui annoncer.
Malgré tout, la vie continua, toujours rythmée par les cours, le Bar, June, Lynn et... Eddy, qui à mon grand damn avait pris une grande place dans le petit coeur de ma soeur.
Je n'avais toujours pas revu le philosophe et je m'en portais très bien. Bon, OK... il y avait toujours une part au fond de moi qui espérait. A chaque fois que quelqu'un ouvrait la porte je levais la tête, souhaitant et craignant à la fois de revoir son visage rassurant.
***
Ce soir, je suis de fermeture. Ça m'énerve, je vais devoir rentrer tard à la maison, mais je n'ai pas le choix. Je me crispe quand j'entend au fond de la salle des hommes et femmes ivres, chanter "Joyeux anniversaire" à tue tête. Certains manquent un mot sur deux à cause de leur hoquet.
Pathétique.
Jusqu'à ce qu'un grand fracas vienne suspendre ce brouhaha.
Tout le monde regarde par la fenêtre mais personne ne se décide à aller jeter un coup d'oeil dans la rue. Alors je me dévoue. Une moto avait raté le virage et s'était abattue contre le mur d'en face. Deux hommes s'étaient précipitamment approchés du garçon au sol, allongé entre toutes les pièces qui avaient été pulvérisées et s'étaient éparpillées tout autour du lieu de l'accident. Je prend mon téléphone et j'appelle une ambulance.
Je m'approche de lui et baisse la visière.
Ce regard. C'était lui.
J'ai fait tout ce que je pouvais jusqu'à l'arrivée de l'ambulance. Son image s'éteignit avec la fermeture des portes sur son corps meurtri.
Tout était allé si vite, moi qui pensait ne plus le revoir, je le découvrais dans une si mauvaise posture. Mes pas me conduisirent tout seuls au bar. A l'intérieur rien ne semblait avoir changé, les clients buvaient tranquillement, dansaient comme on l'aurait fait en temps normal. Personne ne pourrait croire qu'il y a à peine quelques minutes, un accident se passait à trois mètres d'ici.
Luke s'approcha de moi :
- Tu peux rentrer si tu veux.
Pour une fois je n'avais pas envie de rentrer. Je savais que je ne penserais qu'à ça, qu'à lui. Trop sous le choc pour être concentré, je ne servais que des verres à moitié pleins ou à moitié vides... je ne sais plus trop.
Le reste de la semaine passa encore sans prévenir, tout n'avait été que vitesse et souffrance. Je dis souffrance dans le sens où je n'avais aucune nouvelle du garçon de la dernière fois et pourtant cette fois-ci ce n'était pas faute de l'avoir appelé et de lui avoir laissé une centaine de messages. D'ailleurs personne n'avait de nouvelle de lui et personne ne savait dans quel hôpital il se trouvait.
Alors je n'ai cessé de me torturer l'esprit. Allait t-il bien ? Ce n'était pas trop grave ? Toutes ces questions qui restaient sans réponses et qui pour l'instant ne sont pas prêtes à obtenir de réponses concrètes.
Pourtant la vie continuait. Je continuais à jongler entre tout ce qui berce ma vie depuis des années ; continuais de me ronger les ongles à sang. Lynn et June tentaient le tout pour le tout afin de me remonter le moral, mais rien n'y faisait. Son image m'obsédait de jour comme de nuit. Mes nuits étaient agitées et mes journées sans répit. Les professeurs nous assommaient sous des montagnes de devoirs. Et les examens de fins de premier trimestre arrivaient au galop. Je passais toutefois, au travers des mailles du filet. Les résultats de mes épreuves arrivèrent peu avant Noël. J'avais plus que la moyenne dans toutes les matières, ce qui est bien mais pas assez pour une première année, enfin de mon point de vue...
Lynn ne cesse de me dire que je place la barre trop haute. Elle même, m'a t-elle dit, a eu seulement la moyenne si ce n'est moins dans les matières scientifiques. Je lui dit qu'elle ne devait pas en être fière et qu'au contraire ça ne me rassurait pas du tout. Son bulletin étant catastrophique pour son âge, je m'attellais à l'aider en math et en sciences. De toute façon, je sais très bien qu'Eddy est la cause de cette chute.
La veille de Noël, nous la passâmes chez June et son copain Alex. Le petit clan des enfants sans parents. Ce fut un jour merveilleux, malgré cette inquiétude bien présente, cette angoisse pour ce garçon que je connaissais à peine qui m'empêchait d'être entièrement heureux. J'espérais de ses nouvelles et vérifiais mon téléphone toutes les dix minutes. Plus les jours passaient, plus je me sentais faible et attristé. À vrai dire, le savoir sain et sauf devenait essentiel à mon bien-être. La première fois que je l'ai vu, il dégageait quelque chose d'inhabituel, indéfinissable. Tout ce que je pouvais affirmer c'est que cela me plaisait. Il m'avait paru si fort, voire invulnérable au premier regard. Jusqu'à cet instant. Ce fameux moment où il avait volé en éclats. Allongé parmi les débris de sa moto qui brillaient, reflétant les quelques lumières de la rue du bar, je peux le dire, même dans cet état, il était beau. Cette image me hantait et je peux encore m'entendre dire, après quelques verres de trop pendant la soirée "Je t'en supplie. Sors de ma tête!"