Tombés du Ciel

Partie 3

« Naos ?

-Oui Rana.

-Regarde !

-Oui j'ai vu...

-Elle nous attend. »

Althéa ne saura jamais s'ils parlaient d'elle ou de la lune... Mais cette nuit-là, elle les a vus, ou plutôt entraperçus. Deux ombres côte à côte disparaissant à l'angle de la bâtisse voisine, l'un soutenant l'autre si bien que de loin on aurait pu croire leurs chairs indissociables. Ils marchaient doucement comme si rien ne les pressait, mais aussi comme s'ils portaient tous deux un lourd fardeau.

Althéa, même à plus d'une cinquantaine de mètres, a pu percevoir l'aura contradictoire qui se dégage d'eux, un mélange qu'on pourrait croire incompatible d'urgence et d'apaisement, de crainte et d'émerveillement. Ils représentent l'incroyable complexité de ce qui régit l'âme humaine, comme s'ils sont à eux seuls une toile inachevée d'émotions se superposant sans jamais nous donner une couche épaisse, chacune des nuances se diluant dans la prochaine tout en gardant son authenticité.

Mais plus que leurs silhouettes qui lui semblent étrangement familières, comme un souvenir qu'on ne peut atteindre dans les tréfonds de son esprit, ce sont leurs prénoms qui l'interpellent. Rana ? Naos ? De toute sa vie elle n'a rencontré aucune personne ainsi nommée... Pourtant, il lui semble avoir déjà rencontré pareille excentricité au hasard d'une de ses lectures.

Althéa quitte alors le rebord de sa fenêtre pour s'approcher d'une des étagères dispersées sur les murs gris perles de la chambre. Ses doigts se promènent un certain temps sur les tranches des livres, se suivant sans respect d'un ordre quelconque, avant qu'elle ne se saisisse d'un ouvrage assez épais qu'elle dépose sur son lit. Elle s'installe face à lui et tourne les pages d'une telle manière qu'on ne peut douter qu'elle les ait parcourues plus d'une fois et c'est avec un sourire triomphant qu'elle finit par s'arrêter sur un des paragraphes accompagné d'une illustration représentant le ciel nocturne.

« Trouvé ! Rana Secunda est l'appellation grecque donnée à l'étoile la plus brillante de la constellation de la Baleine et malgré sa froideur naturelle, elle a déjà été par plusieurs fois plus brillante que le soleil. »

Althéa n'en revient pas d'avoir retrouvé le prénom de la jeune fille dans un de ces manuels d'astronomie que lui a laissés sa grande sœur en quittant la demeure familiale. Plus que la description d'une étoile, elle a l'impression d'avoir ouvert une fenêtre sur la personnalité de Rana...

Désormais, elle cherche avec frénésie le prénom du garçon entre les lignes alourdies de tournures et de termes scientifiques. Elle se plonge dans la dissection du sommaire pour retrouver la trace de ce qui est en toute vraisemblance le nom d'une étoile.

Au bout d'un certain temps passé penchée au-dessus du livre, elle finit par relever la tête en poussant un soupir de soulagement. Naos est bien là lui aussi, mais sa traque s'est révélée plus ardue que celle de Rana.

Naos est l'étoile la plus brillante de la constellation de la Poupe. La supergéante bleue, malgré son apparence modeste, compte parmi les étoiles les plus brillantes et chaudes de la Voie Lactée. Elle est l'une des rares de son type à être visible à l'œil nu.

Rana et Naos... Deux étoiles déchues, deux Tombés du Ciel. Peut-être est-ce pour cela qu'ils veulent aller sur la lune, pour rentrer chez eux ? Plus qu'une fuite, serait-ce un retour ?

Althéa range le livre parmi ses congénères et elle s'interroge sur le genre de parents qui nomment leurs enfants à partir de noms d'étoiles. Un peu étrange, mais indubitablement poétique et au moins on ne court pas le risque de choisir un prénom trop commun. Et puis n'est-ce qu'une coïncidence s'ils sont, Rana comme Naos, les astres les plus brillants de leurs constellations respectives ?

Oui, ça doit être cela... Ils sont tous deux tombés du ciel et désormais ils veulent y retourner avant qu'il ne soit trop tard.