XI. Je suis presque morte

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Joachim ne m'a pas oubliée, je compte pour lui. Et la simple idée d'exister, d'être belle et désirée aux yeux de quelqu'un, me met en joie. Même si face à moi, il n'y a que la surface lisse et tiède de l'écran, je devine son visage encore juvénile. Ses yeux sans doute bêtifiés par la maladroite romance adolescente. Durant une bonne demi-heure, nous parlons de choses et d'autres, parfois d'imbécilités de notre âge. Pas une seule fois nous ne songeons au ridicule de nos échanges. Peut-être parce-que nous croyons dur comme fer qu'un simple coeur rouge pourrait traduire la passion. Je me laisse bercer par ces illusions. Je veux oublier M. Broken, Takdir et tous les Anges qui me harcèlent, peu importe par quel moyen. Je veux être belle, aussi, et Joachim le répète autant de fois qu'il me le plaît, sans même avoir besoin de le lui ordonner. Ce jeu-là est-il donc de l'amour?

Les Anges finissent pas avoir raison de moi. Je quitte ce joli monde de tendresse à regret, abandonnant Joachim pour de noires idées. La fatigue resserre son étau sur mon être. Ni fermer les yeux ni m'allonger sur mon lit ne m'aide à trouver le repos. Dans mon ombre, il me semble voir Celakalah. Oui, elle est proche, je le sais. Terriblement proche. Difficile de garder la raison quand pareille présence vous hante. Mon équilibre mental se révèle bien trop aléatoire. Malgré moi, je commence à croire petit à petit aux Anges. Ces rêves si étranges me persuadent de plonger tête la première dans l'hallucination. Inutile de se débattre, de refuser la chose. La vérité se tient là: je suis folle. On ne peut pas aller contre sa propre nature. Petite, j'aurais dû refuser ces intrus. Pourquoi avoir dénigré la pauvre poupée de chiffon? Voilà qu'elle me manque. L'enfance. Allongée sur mon lit, je ressemble à une morte. Je prends goût à la douce position horizontale. Je regrette tout, autant que je puisse en regretter dans ma si courte existence. Je ressasse mes maigres souvenirs, et je réalise à quel point ils sont proches.

Avant mes six ans, avant les Anges, je possédais quelques amies. Il y avait déjà Yasmine, toujours aussi souriante qu'aujourd'hui. Mais aussi Margot qui, si je m'en souviens bien, rougissait plus qu'elle ne parlait. Cependant, elle dessinait mieux que nous toutes, alors on l'appréciait. Je me rappelle d'Adèle, la grande rêveuse romantique. De Valentine, la seule fille à la peau noire de la classe, que tout le monde regardait comme un spécimen rare. Personne ne savait pourquoi elle avait "la peau bizarre". On la dévisageait. Valentine n'aimait pas cette curiosité malsaine, ce qui faisait qu'elle gagnait toujours au cache-cache.

Ma mâchoire se serre d'amertume. Dès l'enfance, on craint ce qu'on ne comprend pas. Certaines ne comprennent pas la peau de Valentine, d'autres ne comprennent pas le cerveau de Do-Anne. Alors on tue le cerveau de Do-Anne lentement, sans bruit, à coups de médicaments et d'exercices idiots. La révolte gronde. Et si je n'étais pas folle? Et si Celakalah cherchait à me libérer? Quelque chose au fond de moi réclame la lumière du jour. Je contemple mes chaînes avec, pour la première fois de ma vie, une violente envie de le briser. Takdir, Peneroka, Nasib... Je veux en savoir plus. Je veux voir là autre chose qu'une maladie. Et si je faisais comme Alice au pays des merveilles? Ce qui se cache derrière le miroir de mon âme m'intrigue. Je meurs d'envie de m'y jeter. Le brouhaha des Anges augmente, presque sous l'effet de l'excitation. Ça y est, je le sens: ils attendent que je franchisse le pas. Comme à la piscine, au plongeoir, lorsqu'on va sauter et que tous les nageurs vous fixent. Ils se demandent si vous allez vraiment le faire; alors un peu d'admiration brille dans leurs yeux. Les décevriez-vous? Moi je plonge.

Je passe de l'état de cadavre adolescent à celui de vivante délirante. De l'autre côté de miroir, Celakalah et tous les Anges semblent m'attendre. Je pousse un long, très long gémissement. Accélération de mon pouls. Je crois pâlir. Je vois en avant-première la mort. Cependant il n'y a ni lumière au bout du chemin ni visions de mon ancienne vie. Juste de l'appréhension, de la rage et une certaine impatience. Je cligne des yeux à toute vitesse, gémis encore. Puis mon corps s'engourdit, ma tête toujours remplie de voix s'alourdit d'une façon considérable. Est-ce cela qu'on ressent, une fois plongé jusqu'au cou dans la folie? Une ombre blanche se dessine devant moi. Celakalah assiste donc à mon décès. Ses doigts, cette fois, ne tentent nulle attaque. Ils dressent bien hauts sur sa main, levée. Main qui s'agite de droite à gauche dans un mouvement calculé de pendule. Celakalah me dit "au revoir". Je distingue ses lèvres immaculées d'où semble venir la lumière. Je n'ai jamais été si folle. Ses lèvres fines diffèrent de celles de Joachim. Plus élégante, moins boutonneuses, moins épaisses, moins moites, plus énigmatiques. De même que l'Ange surpasse l'homme, l'imaginaire surpasse la réalité. Mais que vois-je? La bouche gracieuse de la reine s'agite. Elle m'adresse un éloge funèbre. Au son de sa voix, tous les autres Anges se taisent enfin.

"Au revoir, Do-Anne. Nous nous reverrons. Puisse la Bête prendre soin de toi... ou pas!"

Le Murmure des AngesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant