XVII. Je suis parmi les ruines

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Allongée sur l'herbe, habitée par un bien-être étrange, j'entends le gazouillement béat d'un ruisseau. Rien d'autre que cette mélodie-là. Les Anges m'ont quittée enfin, et j'accueille ce monde nouveau avec délire. Un rayon de soleil tente de franchir le rideau de mes paupières, m'apportant au passage une chaleur bienvenue. L'odeur des fleurs sauvages... Depuis combien de temps n'ai-je pas senti pareil parfum? L'été devrait durer toute l'éternité.

Au-dessus de moi, je devine les arbres; leurs feuillages qui, avec le soleil, s'habillent de mille couleurs. Je me décide finalement à ouvrir les yeux. Tout d'abord éblouie par la lumière puis après avoir tourné la tête, je m'émerveille du paysage. Le fameux ruisseau coule non loin de là, entouré par de hauts hêtres.

Et à ma gauche se tient un fier château, comme ceux du Moyen-Âge, dont les briques noires disparaissent au profit des plantes grimpantes. Un petit pommier se trouve à côté de la porte, unique gardien de la forteresse. La curiosité me pique: ce lieu a-t-il des habitants autres que Mère Nature?

Sous la simple pression de mes doigts, le passage s'ouvre en grinçant. Je traverse le portail de briques noires pour atteindre une cour abandonnée. On peut deviner parmi les herbes les ruines d'un jardin à la française. Quelques formes géométriques subsistent, comme par exemple ce lac trop rond pour être naturel. Trois petits cygnes, encore trop jeunes pour avoir le plumage éclatant et la grâce de leurs aînés, y barbotent joyeusement. Ils n'ont même pas remarqué ma présence.

Les murs encerclant le jardin cèdent à l'invasion du lierre, aussi il ne reste plus grand-chose du blason gravé dans la pierre. Les armoiries s'entremêlent aux lianes.

Tout de même, je parviens à distinguer la tête d'un colibri avec son long bec. Mes leçons d'Histoire me reviennent soudain en tête: les colibris n'avaient pas encore été découverts au Moyen-Âge... Une ombre se fond un instant avec la mienne. Je me retourne: personne. J'aurais pourtant juré qu'un humain était passé... Mais déjà disparu. Une plume de corbeau d'un noir profond voltige jusqu'à mes pieds nus, me chatouillant au passage les orteils.

"Il... Il y a quelqu'un ? je bafouille.

Comme avec Celakalah: mêmes mots, même voix, mêmes sentiments. La vie se répète sans cesse, à croire qu'elle n'a aucune imagination, contrairement à moi qui en ai trop. L'amertume prend des airs de désespoir, finissant par faire vaciller l'assurance de ma question. Mais cette fois, je n'ai pas besoin de trop attendre. Le réponse me vient d'au-dessus, où une silhouette d'homme, emmitouflé dans une longue cape en fourrure, se dessine en contre-jour. Il se tient contre les créneaux, au chemin de ronde.

-Ainsi, nous nous rencontrons enfin. Chère Kebodohan, Do-Anne.

De sa bouche, mon prénom ne sonne que comme un écho. L'intonation grave et songeuse, il continue:

-Il fallait bien qu'on se retrouve, qu'on se trouve. Tu as beaucoup changé depuis la dernière fois. Je devais m'y attendre: enfin, j'assume mon acte.

Sa voix flanche quand il ajoute:

-C'est là l'un des seuls que je ne regrette pas. Dis-moi, sais-tu pourquoi le colibri était mon blason?

-Je ne sais pas.

-Parce-qu'en cas d'incendie, le colibri vient aider. Il puise un peu d'eau avec son minuscule bec, et en arrose les flammes pour les éteindre. Mais une petite goutte ne peut arrêter les flammes, n'est-ce pas? Pourtant, cette goutte-là plus une autre, plus une autre, plus encore une autre... Cela formera un océan, et l'océan éteindra l'incendie.

Il prononce le dernier mot en articulant chaque syllabe, à croire que ce mot lui tranche la gorge. Moi je me contente de demander :

-Qui es-tu?

Deux ailes obscures se déplient dans son dos et révèlent sa véritable nature. Il s'envole en un claquement magistral pour atterrir juste face à moi. La jeunesse de son visage m'étonne tant sa voix s'avère mûre en comparaison. Le capuchon de sa cape dissimule ses cheveux, tandis que ses doigts,longs et fins, où transparaissent un peu les os, se tiennent contre son pantalon blanc. De ce corps si jeune émane quelque chose d'ancien, pareil à de vieilles blessures. Il me semble beau.

-Je suis la Bête... Et si je te disais qui j'étais, tu me maudirais. Tout ce qu'on t'a raconté sur moi est vrai, mais en même temps faux.

-On ne m'a jamais parlé de vous.

-Vous? Tu me vouvoies, tout à coup?..

Son regard s'emplit d'une tristesse que je ne comprends pas.

-...Enfin peu importe. Tu finiras par savoir à quel point tu me connais. Kebodohan, Do-Anne, n'oublie pas une chose: ne crois pas tout ce qu'ils te diront."

Le Murmure des AngesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant