XVI. Je suis mille à la fois

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Je commence à bien connaître l'hôpital Jules Verne. Au bout de deux semaines, j'ai fait le tour de son ensemble, maîtrisant si bien ses couloirs et ses secteurs que je pourrais être guide.

A mon étage, l'étage trois, ma chambre se situe au troisième couloir en prenant toujours à droite. A côté de la mienne, au numéro 3068, se trouve celle de Ben, un adulte persuadé que des esprits le poursuivent. Quand il ne délire pas, à savoir environ un jour sur trois, il s'avère aussi sympathique que charismatique.

A gauche de Ben, c'est la chambre de Jeanne. Elle passe ses journées à regarder le plafond et elle hurle dès qu'on l'approche. On cherche un remède à mon problème depuis des mois. Pour l'instant, seule la musique classique l'apaise un peu.

Encore à gauche, on peut trouver les toilettes qui sentent bon après le passage de l'entretien, c'est-à-dire à onze heures trente et dix-huit heures. Le matin, c'est Christophe qui effectue ce travail. L'après-midi, la tâche incombe à Philipine...

Tous ces détails, cette routine nouvelle, me permettent de tromper mon ennui; ennui qui me prend souvent, lorsque je ne délire pas. Je lis et relis Vingt milles lieues sous les mers, je dors aussi beaucoup pour rattraper mes nuits. Je reçois parfois des visites de mes proches: de vraies bouffées d'oxygène.

Parce-que je suis folle, j'ai du mal à me faire des amis dans l'autre secteur -le secteur des cerveaux fonctionnels mais dont les corps le sont un peu moins. J'évite de parler aux autres patients: j'ai sans cesse cette sensation de différence, certaine d'avoir perdu quelque chose en m'échappant de la réalité. Même revenue à elle, je demeure incomplète. Les âmes des Anges profitent de ce morceau manquant pour prendre la place, pour envahir mon âme. Je suis à peine entière et pourtant mille à la fois. Je me crois Takdir, Nasib, Peneroka, Seseorang et tous les autres.

Mon identité se trouble, voilà tout.

Je prends de plus en plus de temps à retrouver mes esprits.

Je viens tout juste de me rappeler que je ne suis pas Takdir, que je ne possède pas de femme ni de frère, quand on m'annonce la visite de Joachim. Cela m'étonne un peu: bien que Yasmine me raconte souvent combien il s'inquiète pour moi, je ne le pensais pas capable de franchir l'accueil hospitalier.

Malgré ma folie, il m'aime toujours, m'a raconté ma meilleure amie. Mais s'agit-il là d'une vérité pure, de ces vérités cachées dans la pupille? Je vais le découvrir maintenant.

Il arrive, un peu gêné, comme s'il pénétrait en un lieu sacré. Un peu plus d'acné que dans mes souvenirs, cependant toujours la même maladresse charmante.

"Hey, dis-je d'un souffle amical.

-Hey. Ça va?

Il réalise sa boutade un instant après. Trop tard. Ce que j'éprouve à ce moment s'apparente plus à de la pitié qu'à de l'amour... Je repense à l'homme du Terminus, à Ysmel, à leur histoire émouvante, à cette langueur presque dramatique. Comparé à ceci, mon coeur complaisant manque de passion. L'amour est-il toujours ainsi, dans la réalité? L'envie folle de l'autre n'existerait-elle que dans mes songes? Non, non, impossible. Eder et la génitrice de Yasmine en incarnent l'exemple.

-Je tiens le coup, merci. Et toi? Yasmine m'a dit que tu as gagné la premier prix au concours de mathématiques du collège...

Je n'aurais jamais parié qu'il se débrouillait en maths avant qu'elle ne m'en informe.

-Oui, en effet! Enfin, ce n'était pas compliqué, on avait travaillé sur les sujets av... Quoi, qu'est-ce qu'il y a, Do-Anne?

Une unique larme roule sur ma joue. Elle accomplit son chemin sans se presser, avec application. Avec ce qu'on pourrait appeler de l'entêtement, elle avance; et moi je me brise encore un peu plus de l'intérieur.

-Qu'est-ce qu'il y a, Do-Anne?

-Ce n'est pas ça, l'amour... j'articule.

-Quoi?

-Ce n'est pas ça, l'amour... Ce n'est pas un échange si banal... Un... Un baiser ne suffit pas pour faire naître l'amour.

La rage passe un instant, me faisant souffler furieusement:

-Imbéciles que nous sommes!

Et je reprends, d'un ton plus désespéré, cherchant dans son regard une réponse à mes questions:

-Ton coeur bat-il à la chamade quand j'arrive, se serre-t-il dès que je m'éloigne? Ma peau, la désires-tu comme un joyau, un trésor brûlant de chair bénite? Ressens-tu au fond de toi cette folie qui te ferait commettre tous les crimes du monde en mon nom? Jusqu'où veux-tu me plaire?

-Mais, Do-Anne...

Trop tard, je suis partie sur ma lancée, de plus en plus enflammée:

-Ce n'est pas ça, l'amour! Ce n'est pas ce jeu niais, cette musique absurde sur laquelle nous dansons! Je ne vois là ni ardeur ni rien d'autre de cette intensité. Y a-t-il seulement quelque violence qui te pousse vers moi? Un lien secret, un fil étroit nous reliant à la gigantesque toile d'araignée qu'est ce sentiment-là?

Je vois qu'il s'apprête à parler, mais je le coupe:

-Non, tais-toi! Les paroles que tu t'apprêtes à prononcer proviennent de lèvres moites, de lèvres qui ne m'ont jamais attirée. Notre baiser ne servait que de vitrine trop décorée à des coeurs encore vides.

Mes yeux se lèvent au ciel:

-Pourquoi donc l'adolescence existe? Pourquoi faut-il des croquis avant de peindre un chef-d'oeuvre? Pourquoi faut-il jouer avec de grossiers plaisirs avant de connaître l'amour?

-Do-Anne, dirais-tu que... Tu ne m'aimes plus?

-Hélas! Je ne t'ai jamais aimé! Pas plus que toi, tu ne m'as aimée!

-Comment peux-tu parler ainsi de l'amour? Comment connaîtrais-tu une autre forme d'amour que le mien? Je suis ton premier amoureux!

Il se tait un instant, moi de même, et nous nous fixons. Il souffle finalement:

-Aimerais-tu un autre que moi..?

Là je commence à divaguer sérieusement. La conversation bascule au ton inquiétant que prend ma voix. Les Anges me saisissent, envahissent mon crâne, mêlant leurs cris au mien:

-Mais oui, j'aime un autre! J'aime Nasib, la plus belle des Anges et la plus savante de toutes! J'aime Peneroka, j'aime Takdir, j'aime Seseorang, et, oh! Les bras doux d'Awak! Je revois encore les lèvres de Puteri, son corps généreux, sa voix tendre..."

Vaincue par la folie, je m'effondre sur mon lit. Des images et des voix défilent à toute vitesse dans mon esprit, mon âme marquée au fer rouge par la Terre et sa laideur, par le Ciel et ses fougues célestes.

Aussi longtemps que je pourrai, je veux fuir la réalité. Retourner dans le train, à tout prix... Revoir l'homme du Terminus, pourquoi pas... Laissez-moi m'échapper... Laissez-moi oublier cette souffrance... Que les voix se taisent... Qu'elles deviennent muettes comme une tombe... Comme la tombe qu'on creuse pour moi...

Mille à la fois, ils hurlent. Je n'en suis que l'écho, vide de sens et sans volonté propre.

Au revoir, Do-Anne. Nous nous reverrons. Puisse la Bête prendre soin de toi... ou pas!

Le Murmure des AngesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant