XIV. Je suis Seseorang

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Seseorang, tel était mon nom. Je ne possédais aucun talent grandiose, je ne m'avérais pas bien important. Ce que j'étais? Quelqu'un, voilà tout, un visage qu'on croise dans la masse. J'aurais pu continuer longtemps ainsi. Jusqu'à-ce que soit arrivée une sombre affaire...

Je travaillais comme marchand dans une cité grouillante du Ciel, menant tranquillement mon commerce sans grave problème ni fortune conséquente: juste de quoi vivre, juste de quoi me nourrir. On m'appréciait, j'avais des amis, et je me contentais de cette petite vie. Quand on est épicier comme je l'étais, on ne rêve pas de grandiose ou de sublime. Tout bascula un soir, un de ces soirs tristes de banalité. Je rangeais mon épicerie dans un calme solitaire. Derrière la fenêtre, le ciel s'habillait de noir. Aucune étoile n'y brillait: les nuages les camouflaient toutes. Pas de lune pour m'éclairer, pour me sourire avec bienveillance ou pour me consoler. Rien ne luisait là-haut; pas plus qu'ici-bas, il me semblait. Malgré moi, mon âme s'embarquait dans un soliloque maussade. Une étrange amertume m'habitait, ce genre de mélancolie inexplicable. Ni larmes ni cris, juste une sensation bien ancrée là, sous la peau.

Je replaçai un bocal de tomates en essayant de me changer les idées. Cette vie bien rangée me plaisait, cependant... Cependant... Cinq violents coups contre la porte coupèrent court au fil de mes pensées.

"Seseorang! Ouvre-moi!

Il s'agissait d'un de mes plus grands amis, ainsi qu'un client fidèle. J'accourus lui ouvrir, étonné qu'il vienne à cette heure-ci. Exceptés les oiseaux de nuit, plus personne ne trainait dans les rues à ces horaires. Je devinai l'urgence de la situation.

-Qu'est-ce qui t'arrive? dis-je avant de voir.

Cette question fut coupée par un hoquet de surprise. Mon compagnon s'avérait en piètre état, l'aile en sang, lacéré de partout sur le corps. Ses habits, en revanche, demeuraient impeccables. Ils me semblaient même qu'ils étaient neufs. Il aurait pu gémir, afficher un air empli de douleur, mais ses yeux brillaient au contraire d'une détermination presque inquiétante.

-Seseorang, regarde. Le pire commence.

-Comment ça? Que veux-tu dire?

-Tu n'y comprends donc rien? Tu n'as pas entendu l'annonce de ta reine? rugit-il presque.

-Non! Explique-moi!

Il retrouva un peu de son calme, cependant je sentais toujours cette volonté implacable qui l'entourait comme un halo. Il passa ses doigts sur ses plumes devenues écarlates avant de déclarer:

-Le prince a formé une armée pour servir ses projets personnels ; tout ceci, sans la moindre autorisation de sa soeur, la reine. Il est officiellement clandestin et...

-Et..?

Il semblait perdre pied, son regard se vidait de toute raison. Rien d'autre que cette détermination.

-Non, mon ami, bon sang, que t'arrive-t-il?

Sa main se tâchait de rouge.

-La guerre civile, Seseorang, la guerre civile... Je suis leur première victime.

Je compris alors qu'il n'était pas juste blessé, mais au bord de la mort. Il s'écroula; je le rattrapai.

-Venge-moi, Seseorang, venge-moi...

Il me glissa entre les doigts la poignée d'une dague et me força à la garder.

-Venge-moi du prince et de ses sbires."

Ils s'agissaient là de ses derniers mots, lui qui était mort dans mes bras. Voyez combien la vengeance change une vie. Même pour les Anges. Cette dague, coincée dans ma paume, ne me lâcherait plus.

Pas un jour ne passait sans que je ne pensâs à cette ultime volonté.Je me disais parfois Non, il n'avait pas toute sa tête quand il a parlé, d'autres fois Quel ami suis-je pour ne pas le venger?. Je faisais les cent pas comme un lion dont le coeur serait la cage,j'allais et venais sans jamais prendre de véritable décision. Le meurtre me répugnait, la trahison tout autant. Qui étais-je pour ôter la vie? Qui étais-je pour accepter que d'autres le fassent? Qui étais-je, tout simplement? Quelqu'un. J'avais toujours été un être banal, un "quelqu'un" ignoré de tous. On ne m'avait pas appris à souffrir, on ne m'avait pas appris à être un héros de tragédie...

Bien que mon ami ait déliré vers la fin, il n'avait pas eu tort sur un point: la guerre civile commençait. Le prince écrasait ses opposants, fort d'une puissante armée. Tous les plus braves guerriers angéliques avaient prêté serment au frère de notre souveraine. Celakalah notre reine ne pourrait plus résister longtemps, pourtant elle envoyait toutes ses forces dans la bataille.Les veuves et les orphelins se multipliaient. Ma ville montrait désormais un hideux visage, se corrompant et se gorgeant de sang. Les Anges : méritions-nous vraiment ce nom à présent, alors que des familles s'entretuaient, que des amis se déchiraient?

Moi-même j'ai cédé à cette violence, peu à peu. Dans mon épicerie, des armes à bas prix s'étaient glissés sur les étals; on ne riait plus avec l'innocence d'hier; on se regardait avec paranoïa accrue, sentiment aigu de danger au moindre instant. Finies les discussions bohèmes. De ces clients bavards, il ne restait plus que des ombres furtives. La porte claquait de plus en plus, la clochette ne tintinnabulait plus aussi gaiement que dans le passé. Quant à moi, qu'étais-je devenu? Un titan de glace, dont seul le regard laissait entrevoir les tourments.J e souriais peu, pour ne pas dire plus du tout. Derrière ma figure sans douceur, des mots tonnaient encore et encore dans mon crâne:

Venge-moi du prince et de ses sbires!

Je finis par céder à l'appel de la violence. Un beau matin, je sortis l'arme de ma veste. A mon tour, je basculai dans cette tempête où régnait la barbarie. Je fis tout pour honorer la mémoire de mon ami. En vain, car je n'étais pas habitué à tuer; de plus je ne pouvais rien faire face à un prince. J'essayai, pourtant, poussé par une pulsion sanguinaire. Alors qu'un groupe de renégats se promenait en terrain conquis, je les attaquai seul, armé de mon simple couteau. Peut-être qu'au fond de moi, je voulais en finir..? Je frappai le plus coriace, un cavalier aux ailes déployées. Il punit ma tentative d'une lance en plein coeur. Le coup alla vite, trop vite. De même que ma vie s'éteignit vite, sans bravoure ni lutte. Ce guerrier qui m'avait écrasé comme un moustique me fixa en déclarant:

"Ta meurtrière s'appelle Penghormatan. Et ce nom que tu hais, tu finiras par le bénir."

Je vis alors que c'était une femme.

Comment pouvais-je bénir ce nom un jour, si je mourrais aujourd'hui?
Penghormatan: mes yeux se fermèrent au son de ces syllabes.

























Le Murmure des AngesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant