VIII. Je suis tourmentée

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Mon état ne va pas en s'arrangeant. Mes crises se font plus fréquentes qu'avant, crises que même les remèdes de Mme Vabien ne parviennent à arrêter. Les Anges m'oppressent, me soufflent ce que je ne veux pas entendre. Combien de nuits blanches m'infligèrent leurs voix, à me décrire les plus abominables tortures qu'ils reçurent? Combien de fois ai-je crié, imploré que cela cesse?

J'ai trop vécu pour être adolescente, beaucoup trop vécu. La vie me devient insupportable, mais je refuse de "craquer", de céder à la tentation de prendre un calmant de plus que demandé, car mes parents me soutiennent. Ils me portent à bout de bras, de toute leurs forces. Mon père a décidé de quitter son travail pour s'occuper de moi, sacrifice dont je me sens coupable, sachant qu'il aime son métier. Quand il lit ce remord sur mon visage, il plaisante:

"Je suis devenu un spécimen rare, grâce à toi! Père au foyer, tu crois vraiment qu'il y en a beaucoup dans le monde?

Et je me retiens de lui en faire la longue liste pour qu'il cesse de se croire unique -du moins sur ce point. Si ma mère passe par là à cet instant, elle rétorque toujours à son mari:

-Au lieu de te vanter, viens m'aider, monsieur le spécimen rare!"

Elle regrette de ne pas pouvoir elle aussi me consacrer tout son temps, mais son poste dans son entreprise est trop important pour qu'elle l'abandonne. De plus, si elle ne travaillait pas, qui subviendrait à nos besoins?

Parmi toutes les voix que j'entends, il y en a une qui s'est tue: celle de M. Broken. Ses longs discours inutiles me manquent, l'idée qu'il se soit évaporé avec le remède à ma folie fait naître en moi une grande frustration. Que m'a-t-il caché? A-t-il enquêté sur les Anges suite à cette découverte sur sa mère? A-t-il trouvé des réponses à ses questions? Si oui, pourquoi ne me les a-t-il pas avouées quand il vivait encore?

J'essaye de ne pas trop réfléchir à ce sujet, de me convaincre que je suis trop imaginative. Si je mène des recherches, je serai déjà perdue pour de bon dans d'absurdes croyances. Je ne dois pas croire à ces hallucinations.

Je passe le plus clair de mes journées à me reposer pour combler mes nuits blanches. Les Anges m'effrayent moins à la lumière du jour, bien qu'ils demeurent toujours terribles et oppressants. Quand je me sens capable de me lever, j'aide mon père dans de modestes travaux domestiques ou je fais mes leçons. Hélas, je peine à me concentrer, harcelée par mes voix intérieures qui m'éloignent de la réalité.

Mme Vabien m'a conseillé des petits exercices censés me détourner de mes délires: fixer les lèvres de mon interlocuteur pour percevoir ses paroles, ignorer les Anges, penser à mes cinq sens, écouter ma respiration, calmer les battements de mon coeur. Hélas, ces astuces ne fonctionnent pas toujours. Cette nuit-là, elles ne fonctionneront même pas du tout.

Mon père avait décidé de veiller sur moi toute la nuit afin de me rassurer. Téléphone dans la poche, prêt à appeler en cas d'urgence, il m'a chanté une berceuse, comme quand j'étais petite. Sa voix de ténor me réconforte toujours. Mais mon géniteur, aussi brave et bienveillant soit-il, avait fini par s'endormir.

Seule la grande armoire me surveille encore, bien moins tendre que son prédécesseur. A ce moment, les plaintes des Anges deviennent des menaces. Tous d'une même tonalité, leurs murmures me disent dans un étrange canon:

Celakalah, la voici, la voilà,

Dame fort cruelle, aux noires ailes!

Celakalah, la voici, la voilà,

Souveraine belle, nous n'attendions qu'elle!

Cette mélodie prend des airs de requiem pour moi. Car voici qu'une vive lumière jaillit et que la plus puissante des Anges fait son entrée.

Je ne cligne pas des yeux bien que je sois éblouie.

Celakalah, c'est un éclat grandiose aux reflets d'azur, dont les ailes d'un noir profond contrastent violemment. C'est une femme d'une grande beauté, celle héritée des dieux, avec un visage à la finesse dépourvue de douceur. Ses yeux étincellent de dureté, aussi une divine violence semble l'habiter.

Que dire de la puissance qui se dégage d'elle? Mon regard n'arrive pas à se détourner d'elle.

Quelle superbe, quelle cruauté! La crainte se dispute avec l'admiration au fond de mon coeur. Celakalah aux doigts aussi fins que fatals vient pour moi, elle vient m'achever.

Oh, et combien j'en ai envie, combien j'en ai envie... La mort n'est guère plus douce que la vie, je songe, alors que ce soit elle, la Reine des Anges, qui me l'amène..!

Je me fais violence pour ne pas ainsi m'abandonner, ma raison m'interdisant de me laisser mourir. Voilà que j'ai peur, maintenant. Vraiment peur. De moi et d'elle. Je suis folle, tout à fait folle, comme me l'a appris ma mère, mon père, Mme Vabien et M. Broken. Je vois des créatures qui n'existent pas. Des hallucinations... Non non, stop!

Celakalah s'approche de moi avec toute son inquiétante majesté. Ses pas ne produisent pas un bruit, pourtant je les devine parfaitement. L'effroi m'empêche de bouger, mon souffle s'accélère. Voilà que la Reine des Anges se tient tout près. Elle tend sa main vers ma nuque. Je devine son plan: m'étrangler, reprendre ce qu'elle avait commencé.

"Do-Anne, calme-toi!"

Est-ce bien ma mère que j'entends? Oui, je crois que oui. J'essaye de lui répondre, cependant les Anges engloutissent ma raison et recouvrent mes pensées de leur cruel chant funèbre.

Douleur.

Mes tentatives de reprendre contact avec la réalité s'avèrent vaines. Un cri s'échappe, il me semble, de ma gorge. Destruction de l'intérieur. Mon être déstructuré s'effondre sur lui-même, et tout l'extérieur s'ensevelit sous ses ruines.

Les contours de Celakalah s'effacent peu à peu, s'estompant comme un songe. Mais ceci est un songe, non?

Un arôme artificiel de citron se diffuse dans ma bouche. Enfin. Des calmants. Ainsi sauvée, je pénètre dans la douce obscurité d'une nuit sans rêve.

Le Murmure des AngesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant