XXIII. Je suis Binatang

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Kebodohan, Do-Anne, la dernière Anne s'est endormie. Qu'elle est belle dans sa robe rouge, qu'elle m'éblouit... Son visage a perdu toute souffrance. Il n'y a plus en elle de folie, elle qui en a goûté toutes les versions: la maladie, l'illusion, le délire, le songe, la perte d'identité. Je la contemple, tout ému, conscient que je ne possède plus rien. Même l'amour s'échappe entre mes doigts, la canaille. Je suis seul avec mes regrets, dépourvu de raison de vivre. La jeune fille présente un visage plus apaisé que jamais. Encore tiède. Entend-elle le ruisseau qui chante pour elle, qui lui adresse un mélodieux éloge funèbre? Et le vent dans les arbres, le souffle du monde, le perçoit-elle encore sur son front émouvant? Tout s'est achevé avec elle. Mon coeur pleure, je meurs sans douceur, je ne vois plus que douleur dans les heures qui s'écoulent.

Kebodohan parlait peu d'amour, car les poètes les décrivaient déjà assez à son goût. Elle voyait notre couple comme un parmi d'autres. Mais non, mon amour, tu comptais plus que cela pour moi. Je me rappelle la fièvre qui me prenait en te regardant, la passion qui me rongeait. Toi: je ne désirais rien d'autre que toi. Hélas je t'ai perdue dans ma folie... Adieu amour, bel amour, unique amour, ultime amour.

"Tu n'as plus rien, mon frère.

Ma soeur Celakalah surgit, faite de lumière agressive tandis que moi ne suis qu'obscurité. Le visage toujours dur et hautain de mes souvenirs, elle se tient derrière moi, sans un regard pour l'endormie. La vue de ma soeur m'emplit toujours de honte tant elle m'est associée à la guerre civile que je causai. Je l'avais vaincue -du moins vaincu ses troupes avant de m'effondrer moi-même, pourtant je me crois toujours perdant devant elle. Nos jeux d'enfant remontent à longtemps; ne restent que les batailles d'adulte, les cadavres, les innocents tombés. Je n'avais jamais su ce qu'elle était devenue, ne sachant si elle était vivante ou morte. Voilà la réponse debout dans mon dos. Je me retourne en réprimant mon désespoir.

-Oui, je n'ai plus rien... Tout est terminé.

D'un geste impérial, elle fait volte-face, prête à me quitter. Cependant sa voix sévère me propose:

-Maintenant qu'elle est morte, mes sujets ont sans doute quitté son être. J'ignore où ils sont, mais je vais les rechercher. M'aideras-tu?

Après toutes ces atrocités, elle me tend encore la main sans y faire mine. Bien qu'elle le cache, son coeur est tendre. Je souris de cette offre mais refuse:

-Désolé ma soeur, mais je n'ai plus ce goût-là. Je reste ici... Porte-toi bien. Adieu.

Elle hésite un instant. Puis, comprenant ma détresse, elle me laisse.

-Adieu."

Elle s'envole. Je ne la regarde pas, trop occupé à fixer les traits de ma rose fanée. Autour d'elle ont poussé des coquelicots, comme un symbole de cet amour qui à présent erre seul.

Le Murmure des AngesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant