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Ana

Je peux réussir.

Dans les coulisses, je tourne en rond et me répète que tout ira bien. L'orchestre vient d'interpréter un magnifique morceau et maintenant c'est à mon tour. J'ai toujours rêvé d'atteindre cet objectif et maintenant que je suis sur le point de le franchir, la peur de ne plus me rappeler des notes me terrorise. À travers l'épais rideau rouge, je parviens à distinguer les personnes des trois premiers rangs. Je souris lorsque j'aperçois ma meilleure amie embrasser Thylan.

— Prête à monter sur scène ? me demande Fabien, mon professeur de musique.

Je fais volte-face. Par réflexe, mes doigts s'entrelacent, geste témoignant de mon anxiété. Je hoche faiblement la tête. Fabien me suit depuis mon plus jeune âge, Cassie et moi l'adorions. À présent âgé, des rides se dégagent de ses yeux bruns tandis que ses cheveux blancs s'éparpillent sur le dessus de sa tête.

— N'oublie pas de jouer avec ça, dit-il en pointant son coeur de l'index, parce que la clé de la réussite est là, pas ailleurs.

J'acquiesce vivement.

— Je vais m'en sortir.

— Je n'en ai jamais douté, Ana, sourit Fabien. Fais-leur voir le monde différemment. La musique en est la seule capable, alors fais-nous rêver.

Je me retourne et prends place sur une chaise mise à ma disposition, mon violoncelle entre mes genoux. Je l'effleure doucement puis je relève la tête, le buste bien droit, lorsque le rideau commence à se déployer.

Je reste interloquée par autant de regard braqué dans ma direction. La salle est bondée et, même si je ne distingue pas les rangs du fond à cause de la pénombre, je suffoque. La seule lumière visible est dirigée sur moi. Puis je vois mon frère dresser son pouce pour m'encourager, tandis que Thaïs sourit à pleines dents.

Pour Cassie.

Je ferme un instant les paupières et nous visualise toutes les deux dans le salon. Je magne mon archet pour l'aligner sur les cordes. Mon poignet se casse vers le bas et la première mélodie résonne. J'entends vaguement quelques applaudissements afin d'encourager mon départ, mais je n'y prête plus attention. J'incline ma tête et un rictus naît sur mon visage au moment où les notes s'enchaînent et que mes muscles se détendent. Je suis dans mon élément et personne n'est en mesure de rompre cet instant. Je suis en parfaite harmonie avec mon violoncelle, comme si mon corps et lui ne faisaient plus qu'un. La sensation de jouer devant un public est encore plus angoissante que de jouer avec Cassie. Ma nuque bascule d'avant en arrière, complètement happée par le rythme que mes mains entreprennent. J'augmente alors la cadence, la rapidité et l'émotion pour terminer en beauté. Quand le dernier son parvient faiblement au creux des mes oreilles, mes épaules s'affaissent, la pression redescend en flèche et une immense satisfaction me gagne. Fabien m'applaudit, ça me réchauffe le coeur. Puis, après un court silence provenant de la salle, le public se lève en sifflant, en applaudissant et en me hélant. Je ravale mes larmes de joie et me frotte les yeux devant autant d'enthousiasme. En me levant, Fabien me reprend l'instrument pour l'amener en coulisses. Je m'avance prudemment au bord de la scène et m'incline pour remercier la foule. Quelques pétales de fleurs me sont jetés, je les ramasse en humant l'odeur des roses fraîches. Les lumières se rallument et la magie s'évapore. J'éclate de rire en apercevant Thaïs sauter dans tous les sens. Mon frère, lui, me contemple avec beaucoup de fierté dans les yeux. Je m'apprête à l'embrasser sur la joue quand un mouvement sur ma gauche paralyse mon geste. Plus bas, contre le mur, se tient une silhouette que je reconnaîtrais entre mille.

Impossible.

Mon sang ne fait qu'un tour. Mon sourire se volatilise aussitôt et mes jambes deviennent lourdes. Elies applaudit ; il n'a pas changé. Je bats des cils, mais rien n'y fait, il est toujours planté dans son coin, à me fixer d'une étrange manière. Quand Thaïs me force d'un signe de tête à aller lui parler, je devine qu'elle était au courant de sa subite réapparition. J'ai soudainement envie d'étriper ma meilleure amie, car je n'ai aucune idée de la façon dont je dois réagir. Suis-je censée lui foutre une claque ? Lui sauter dans les bras parce qu'il m'a cruellement manqué ? Mon cerveau débat sans parvenir à délibérer. À mon avis, Jonathan était aussi dans le coups puisqu'il emmène Thaïs et Thylan vers la sortie pour nous laisser seuls. Lui et moi. Seuls. Merde.

Le prix à payerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant