Chapitre 1

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*Mai*

19 mai 1997

Putain, c'est con.
Ça me saoule grave.

Sous prétexte que mon frère, mon père, mon grand-père et mes ancêtres en ont eu un, c'est une tradition chez les Contarini.
Ma grand-mère m'a offert un journal intime.
Super, le cadeau pour mes treize ans.
Un cahier de nana.
Moi, j'aurais préféré une nouvelle console, ou des jeux vidéo pour ma PlayStation, mais pas un truc de fille où je dois écrire mes pensées, mes émotions, voire les actions marquantes de mon quotidien, comme un vieux croûton rédigeant ses mémoires.

C'est chiant et sans intérêt !
Et puis, j'ai déjà des devoirs à me farcir, des rédactions de merde : faudrait en plus que j'écrive dedans parce que, selon ma grand-mère, je suis un garçon réservé qui ne se confie à personne et ne montre rien ? Elle a même rajouté que je pourrais exprimer et évacuer tout ce que je ressens.

N'importe quoi !

Non : c'est un truc de meuf !
Mais Nonna est Nonna. Dur de lui résister. Elle a toujours su lire en moi comme dans un livre ; donc, pourquoi ne pas essayer ? Si ça se trouve, elle a raison...

Sur le départ, Nonna m'a fait un bisou sur la joue tout en m'enlaçant — et en m'asphyxiant avec son parfum. Elle en met toujours une tonne : ça pique mes narines, et ensuite je pue. J'ai l'odeur de fleur sur moi.
Beurk.
Mais, avant de partir, elle a caressé ma joue tout en me conseillant une nouvelle fois d'écrire.

Alors, pour respecter ma grand-mère que j'adore et non pour cette tradition familiale pourrie, je m'y essaye.
Sauf que là, maintenant, j'ai l'impression d'être une gonzesse qui écrit ses premiers amours dans son carnet rose à fourrure.

J'ai vraiment l'air con.

Bon. Admettons que je poursuive : comment dois-je m'y prendre ? Je dois écrire comme si je m'adressais à une personne ou à moi-même ? Voire à un ami imaginaire ? Mais est-ce qu'il faut que je lui donne un surnom ?

Putain ! Déjà que, de le penser, je trouve ça débile, mais maintenant, l'écrire, c'est encore plus con !
Ce n'est qu'un cahier !

22 mai 1997

Finalement, je reviens.
Comme quoi.
Je crois, comme disait Nonna, que j'ai besoin d'extérioriser ce que je ressens aujourd'hui : je suis DÉ-GOÛ-TÉ !

En fin de matinée, je me suis pris mon premier râteau. Une fille de ma classe qui me plaît depuis un an. J'ai enfin eu le courage d'aller lui parler et de demander si elle voulait sortir avec moi. J'ai eu un « NON » catégorique. Sa raison ? Elle préfère Raffaele.
Pourquoi je ne suis pas comme mon frère ? Toutes les filles du bahut lui courent après alors qu'il est dans le lycée juste à côté et moi ; je suis considéré comme un paria.
Mama a beau dire que, mon frangin et moi, on se ressemble beaucoup, je cherche encore ce qui lui fait penser ça.

Pour commencer la taille. OK, il est mon aîné de quatre ans mais, au même âge que moi, il faisait déjà presque un mètre soixante ; je fais un mètre cinquante, les bras levés !
Je dois être le plus petit de ma classe : c'est énervant !
Ensuite, sa peau : lui, son épiderme est lisse comme de la soie. Moi, je suis une vraie calculatrice. Tellement que je me fais charrier à chaque fois en mathématique. C'est désespérant.
Mon frère a aussi une magnifique dentition, un vrai sourire de mannequin, comme dans la revue de Mama. Le mien est habillé d'un chemin de fer : des rails sont accrochés à mes dents depuis un an et demi. Je dois porter l'appareil dentaire le moins discret du monde : on ne voit que lui dès que j'ouvre la bouche.
Tout ça parce que j'ai sucé mon pouce plus petit.
Et puis, lui, il fait beaucoup de sport : il a le corps d'un athlète. Alors que moi, j'en suis interdit et, pour combler le manque, je me venge sur le chocolat. Nous avons chacun nos tablettes : lui sur le ventre, et moi dedans.

En fait, je tente de faire de l'humour, mais je le vis très mal.
Heureusement qu'il y a du positif : j'ai hérité des meilleurs cheveux ! Ma chevelure est brune avec un bon volume : ils sont tellement raides que je peux en faire ce que je veux. Par contre, ceux de mon frérot sont bouclés : un vrai mouton !
Ouais, OK : ça ne l'empêche pas d'avoir une petite copine.
Alors que, moi, je suis seul.
Oh ! Je sais que j'ai tout mon temps pour les filles ! Quoique... peut-être pas.

Bordel.
Nonna avait raison.
Ça fait un bien fou de s'exprimer sans retenue ni jugement.

23 mai 1997

Eh oui ! C'est encore moi, le Journal.  
J'ai opté pour l'idée de te prendre comme une personne physique. C'est plus simple pour écrire, même si j'ai l'air très con.
Mais ça reste entre toi et moi...

Aujourd'hui, nous sommes vendredi, et j'aime ce jour. C'est la veille de week-end.
Par contre, je déteste mon cousin !
Nous pouvons avoir le même âge, être de la même famille et porter la même maladie génétique, ce sont les seules choses que nous avons en commun. Pour le reste, tout nous oppose.

Pourquoi ?

Parce que Fabrizio est du genre à se moquer facilement des plus faibles, et je déteste la méchanceté gratuite : je trouve ça bête de descendre les gens quand on ne connaît rien d'eux. Chaque personne peut cacher une blessure plus profonde que ce qu'il nous laisse paraître.
Et, ce midi, il s'est moqué des rondeurs de Delfina. Ça m'a énervé de l'entendre dire qu'elle est grosse et que l'on pourrait la prendre pour une cochonne. Je l'ai défendue comme j'ai pu. J'ai expliqué à mon cousin que son physique pouvait être dû tout simplement à une maladie. Que nous sommes aussi malades, mais que nous avons de la chance que rien ne le montre.
Sa réaction ne m'a pas étonné. Il m'a balancé sur un ton moqueur : « T'es amoureux de la grosse ou quoi ? » et j'ai répondu aussitôt que non, mais cet idiot m'a traité de menteur. Delfina s'est enfuie en pleurant, en plus.
Lui, il est parti en rigolant et a répété que j'étais amoureux.
Pff ! C'est un connard qui a été fini à la pisse.

25 mai 1997

Salut, Journal.
Ce matin, c'est le jour du Seigneur. Les dimanches, je ne fais aucune grasse matinée parce que, à chaque fois, je dois accompagner mes parents à la messe.
Je trouve que c'est barbant d'écouter le curé. Il n'y a rien de passionnant : son discours est soporifique à cause de son ton monocorde. Et les chansons, je n'en parle même pas. Je sature sur l'Ave Maria.

Où est Whoopi Goldberg ?
Je suis sûr que, nous aurions un peu de gospel, cela ferait du bien à la paroisse !
Et, comme d'habitude, après la messe, direction chez Nonna où nous attend un repas gargantuesque pour ogres affamés. À tel point que, le soir, c'est diète.

À la fin du déjeuner, j'ai à nouveau surpris une conversation entre mes parents et ma grand-mère : ils parlaient de moi. Maman s'inquiète.
J'ai demandé à faire de la danse. J'adore la musique : bouger dessus procure un sentiment de liberté mais, à cause de mon débile de cœur, il me faut un certificat médical et l'accord de mon cardiologue.
Mon père et Nonna sont plutôt partants ; ils adhèrent, même. Maman, elle, est totalement en opposition : elle ne veut pas. Pour la simple raison que cela va fatiguer mon cœur. Elle refuse de comprendre que j'ai envie de vivre, même si ça doit me coûter la vie un jour. Que j'ai envie de profiter de ma jeunesse et ne plus être protégé comme un nouveau-né dans une prison de coton !

PUTAIN ! LAISSEZ-MOI VIVRE !!!

PUTAIN ! LAISSEZ-MOI VIVRE !!!

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Le journal de LorenzoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant