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Je ne me rappelle pas quand les secours sont venus. J'avais l'impression qu'il faisait jour, mais c'était probablement les lumières. Plus tard, ils me diront que je suis resté presque six heures immobile dans la librairie. Six longues heures à souffrir.

Les infirmières me diront plus tard que j'ai eu beaucoup de chance. Chance, un drôle de mot pour une telle situation. Mais à regarder en arrière, c'est vrai que j'ai eu de la chance. Vous voulez probablement savoir qui a appelé les secours, à qui je dois la vie si on peut dire ainsi. Robert, le propriétaire de la librairie.

Il est rentré d'une soirée avec sa femme, probablement éméché. Il est passé par la rue où se trouvait sa librairie sans penser à la surveiller, mais il avait vu que les grilles de la devanture n'étaient pas abaissées. Il s'était garé, avait probablement sorti sa massue à cri qu'il avait déversée sur sa femme alors qu'elle m'était dirigée. Je peux facilement imaginer les insultes « Ce petit vaurien a laissé la porte ouverte, attend que je l'attrape. »

Il était entré et m'avait vu. Qu'avait été sa réaction, quand il avait vu mon corps immobile et ses précieux libres maculés de mon sang ?

Drôle de coïncidence, non ? Avez-vous déjà remarqué que la vie nous offre parfois ses quelques moments de chance comme dirait l'infirmière ? Ne vous êtes-vous jamais dit, « à quelque seconde, et j'y passais ? » Comme la voiture qui vous frôle mais ne vous touche pas. Je me demande toujours pourquoi certaines choses dans la vie se passent de cette façon. Pourquoi Robert n'a pas pris un verre de plus, pourquoi n'était-il pas resté encore un peu pour prendre un café ? Pourquoi sa femme n'a-t-elle pas conduit ? Pourquoi avaient-ils une soirée ce soir-là, et pourquoi a-t-il pris cette route ? Tout aurait pu être différent.

Pour moi aussi, si j'étais parti une minute plus tôt, si je n'avais pas ouvert la porte.

Encore maintenant, je n'ai pas appris à vivre sans les si. Mon esprit dérive toujours vers ses milliers de possibilités que j'imagine sans cesse. Et si...

Les ambulances m'ont transporté vers l'hôpital le plus proche, je ne le savais pas encore, mais je pouvais me douter qu'il deviendrait ma maison pendant plusieurs mois. J'ai subi plusieurs opérations, la plus grave était ce saignement dans l'abdomen, mais la plus longue et la plus douloureuse fut celle de la mâchoire, fixée pendant des semaines. Impossible de parler, à ne manger que par des pailles.

Pour ceux qui regardent Grey's anatomy, cela doit vous rappeler un épisode. Autant vous dire que je ne l'ai pas terminé. Dans Grey's anatomy, tout est beau et tout est moderne. Ma chambre d'hôpital à moi, elle était hideuse, une couleur verte fade datant des années quatre-vingt, une odeur digne d'une maison de retraite, une vieille infirmière fatiguée par le rythme imposé par l'état et qui ne s'en cachait pas, et des médecins, ou plutôt des internes, maigres, aux yeux cernés par la fatigue et qui ne levaient la tête de leur bloc note que quelques secondes avant de repartir. Était cela qui m'attendait ? Une vie à voir des types tabassés dans un hôpital sombre avec de vieilles infirmières qu'on use jusqu'à la retraite ? Était-ce à ça que serviraient mes longues années d'études ?

La première personne que je vis en me réveillant, ce fut ma tante, une personne charmante. Elle pleurait, et j'apercevais dans ses yeux mouillés à quoi je ressemblais. Elle n'osa pas me prendre dans ses bras, elle devait avoir peur de me casser. J'avais tous ses tubes qui sortaient, ses bandages et ses plâtres. Elle alla chercher mes parents. La famille se succéda, m'offrant des paroles réconfortantes et on ne pouvait pas faire plus clichés. J'avais l'impression d'être enfermé dans une bulle, eux de l'autre côté. Je voulais qu'ils me réconfortent mais ils ne me donnaient pas ce que je voulais. Ils n'y arrivaient pas ; ou était-ce moi qui ne savais pas le recevoir ? Je ne voyais que de la tristesse sur leur visage. Ma mère pleurait en m'effleurant le visage du bout des doigts, et j'avais cette horrible sensation d'être loin de tout le monde. Quand mes amis me rendirent visite, j'avais l'impression d'avoir traversé une rivière sans eux, d'avoir nagé jusqu'au bout de mes forces de l'autre côté et que maintenant, je les voyais me demander ce que je faisais là bas. Reviens, disaient-ils, mais l'eau qui nous séparait me terroriser.

Le corps a quand même cette merveilleuse faculté à se reconstruire très vite. Je suis effaré de voir tout ce que peut encaisser le corps humain. C'est facile pour un corps et pour ces cellules de se reformer, de cicatriser et de ne laisser comme trace que quelques cicatrices éparses. Seule ma mâchoire me fait encore souffrir, et ce malgré les nombreux rendez-vous chez le dentiste.

Mon séjour à l'hôpital est un lointain souvenir, un long moment de souffrance et de solitude, déprimant, où ma seule occupation était l'attente. Je n'arrivais à rien, même pas à écrire alors que ma main était complètement guérie.

Justin et le manteau noirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant