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Je n'avais pas encore éteint les lumières quand on toqua vigoureusement à la porte. Il y avait un homme qui me regardait avec des yeux de chiens battus. Je ne pouvais pas l'ignorer. Je sortis mon téléphone, deux minutes avant la fin de l'horaire. Machinalement, je posais mon téléphone sur une pile de livres, puis je lui ouvris la porte.

- Bonsoir, je voudrais acheter un livre.

- Bonsoir.

J'avais beau être gentil, je ne pouvais m'empêcher d'être agacé. Je devais tout rouvrir, et j'allais être en retard. Mais comme le dit le dicton, ma gentillesse me perdra. J'imaginais déjà un père, devant acheter un livre pour l'anniversaire de son fils. J'imaginais déjà qu'il était divorcé et que son ex-femme lui dirait des reproches car il avait oublié d'acheter un cadeau pour son fils. C'était ma façon de penser, j'imaginais tout, sans le vouloir, parfois même plusieurs versions différentes.

Je soufflais, je m'étais décidé à l'aider, mais je voulais lui faire comprendre son impolitesse. Je voulais qu'il s'excuse. Je voulais qu'il ressente de la gratitude pour le fait que je m'occupais de lui à la fin de ma journée. J'ai dû dire quelque chose qui ressemblait à :

- Vous savez, normalement, nous sommes fermés. J'ai déjà tout verrouillé la caisse, éteint l'ordinateur, et je suis attendu ce...

Que s'était-il passé ? Je basculais en arrière sans comprendre ce qu'il venait d'arriver. Il m'avait frappé ? La surprise fut si grande que je n'eus pas mal, mais tout mon corps venait de se glacer. Un terrible sentiment de peur m'avait envahi.

J'étais sous le choc, et la douleur du coup n'avait pas encore atteint mon esprit qui était complètement tétanisé par la peur. C'était comme la fois, au tennis. Je m'étais pris une balle dans ma pommette à pleine vitesse, direct d'un service. La balle m'avait sonné, mais je n'avais pas eu mal. Du moins, pas les premières minutes. Juste une marque chaude qui devenait de plus en plus brûlante, comme une plaque de cuisson qui se mettait à chauffer. Le premier coup me fit cette impression.

Le deuxième, la douleur irradia directement jusqu'à mon cerveau. Je ne me souviens pas avoir crié, je me souviens de cette décharge cuisante, d'avoir entendu mon os craquer. C'était quel os, le zygomatique, le maxillaire ? L'étourdissement me fit tomber. Je savais que je saignais déjà, mon visage était recouvert d'un liquide chaud, et le goût écœurant du fer imbibait ma bouche.

Je n'arrivais pas à comprendre ce qu'il se passait, mais j'étais terrifié. On s'imagine souvent dans ce genre de situation, que l'on saura réagir, que l'on saura se défendre. Du moins, moi je l'imaginais. Mais la réalité est que je ne savais pas me battre. La seule personne que je n'eusse jamais frappée était un de mes camarades de classe, quand j'étais à l'école primaire. Les détails sont flous, mais je me souviens l'avoir frappé, fort. Je voulais qu'il souffre car il m'avait blessé. La bagarre avait été rapidement interrompue par le maître d'école, et je ne me rappelle pas ce qu'il s'est passé ensuite, mais c'était l'unique fois que j'avais frappé quelqu'un. Encore maintenant je regrette ce moment. Je n'ose même plus imaginer blesser quelqu'un.

J'ai toujours eu peur d'avoir mal, j'ai toujours eu peur de me blesser. J'ai toujours tout fait pour éviter de souffrir, je savais que je ne l'aurais pas supporté. Je m'imaginais toujours à la place du héros dans les scènes de torture dans les films. Horrible.

Alors quand ce deuxième coup me fit tomber par terre, je fus terrifié à l'idée que l'homme continue. Mais les autres coups ne tardèrent pas à arriver. Mon souffle fut coupé quand je reçus un coup de pied dans le ventre. Quand il attrapa mon t-shirt pour me relever, et me donner un autre coup dans le visage, je perdis la notion de ce qu'il se passait.

Je me souviens avoir pensé vouloir tomber dans l'inconscience. Ne disait-on pas que trop de douleur pouvait nous assommer ? J'aurais aimé. Mais je restais à demi-conscient de tout de qu'il se passait, surtout de ma souffrance, et des coups que je recevais.

Pas mes mains je pensais, je veux être chirurgien. Est-ce qu'il les brisa pour le plaisir ? Ou bien parce que j'ai essayé de me défendre ?

J'ai probablement dû crier, mais personne n'est arrivé, et quand il a fracassé ma mâchoire avec son poing, j'ai arrêté. Était-ce mes dents que je sentais sur ma langue, ou alors des morceaux d'os ?

J'ai senti mes côtes se briser en moi. Les craquements de mon corps qui se faisait assommer résonnaient, et c'était le son le plus atroce que je n'ai jamais entendu.

Faites que cela cesse, faites que je meure, je me suis dit.

Je ne compris qu'il avait arrêté que lorsque j'entendis la clochette de la porte retentir deux fois. Une quand il ouvrit la porte, l'autre quand il la referma. Je ne comprenais pas vraiment que c'était fini, car j'avais mal, partout.

Je ne bougeais pas, j'essayais de rester immobile pour que la douleur s'arrête, pour qu'elle s'estompe ne serait-ce qu'un peu. J'essayais d'ouvrir les yeux, mais je ne voyais rien. Il faisait sombre. Avait-il éteint les lumières avant de partir ou mes paupières étaient-elles si gonflées qu'elles compressaient mes yeux ?

Ma tête tournait, le sang résonnait à mes oreilles comme si j'avais mis des boules quies. Mon cœur battait si vite et si fort que je me suis dit : « Arrêtes, tu vas faire sortir tout le sang de mon corps ! » Je le sentais qui coulait sur mon visage.

J'avais envie de vomir, j'avais envie de m'endormir. Je me sentais comme Alice au pays des merveilles, allongé sur un lit qui tournoyait et qui tombait dans un abysse. Si vous avez déjà donné votre sang, vous connaissez un peu cette sensation, juste avant la fin, juste avant le malaise, juste avant que l'infirmière ne retire l'aiguille.

Je devais rester conscient jusqu'à ce qu'on me trouve. Si je me laissais emporter, alors je ne me réveillerais pas. C'était ce que je me disais. Mais me trouverait-on à temps ? Personne ne viendrait me chercher, personne n'ouvrirait boutique un dimanche. Mes parents étaient en vacances, jamais ils ne s'inquiéteront. Et mon rencard pensera que je lui ai posé un lapin.

Il fallait que j'appelle. Quelqu'un. Il fallait que je puise dans mes forces une dernière fois pour appeler les secours. Il fallait que je glisse ma main dans la poche de mon pantalon. Mais ma main ne répondait plus. Je sentais qu'elle faisait un angle étrange avec mon bras, et quand j'essayais de bouger celui-ci, je voulais crier. De douleur. Mais crier réveilla celle dans ma mâchoire, et sans que je le comprenne, le cercle vicieux s'était enclenché. Toute la douleur revint. Je restais alors immobile, haletant comme un chien en fin de course.

J'ai probablement perdu connaissance cette nuit-là. Je n'avais conscience de rien à part de la souffrance de mon corps. Mon esprit était comme lors des premières minutes du réveil, incapable de savoir où l'on est, quelle heure il est et quel jour on est. Sauf que cela dura plusieurs heures et que j'avais mal. Horriblement mal.

Est-ce que mes yeux pouvaient encore pleurer ?

J'entendis mon portable sonner, il n'était pas dans ma poche en fin de compte. Plusieurs messages, plusieurs appels, probablement mon rencart qui devait m'insulter. J'imaginais avoir assez de force pour l'attraper, puis décrocher. Ce ne fut pas le cas.

Le carrelage sous ma joue me semblait soudain très froid. Le sang coulait tout autour de moi, sauf là où ma joue s'appuyait. Tout mon corps était brûlant, et ce froid sur ma joue était une sensation merveilleuse. Par rapport au reste.

Est-ce que j'allais mourir ici ? Est-ce qu'on retrouverait mon corps sans vie dans deux jours, le sang séché autour de moi, les asticots rognant déjà ma chair fraîche. Les asticots seraient-ils déjà là ? Ça n'avait plus vraiment d'importance. Je luttais contre la douleur et j'étais fatigué. Je voulais que tout cesse. Tout.

Justin et le manteau noirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant