Quand je pus enfin sortir de l'hôpital, je rentrais vivre chez mes parents. Je quittais mon petit appartement près de la fac pour retourner à la campagne, loin des grandes villes, loin de la civilisation. J'emportais avec moi mon chat, et même si mon père ne fit aucune remarque, je vis sur son visage de l'agacement et même de la colère. Je l'ai détesté pour ça.
Mes parents ont poursuivi leur vie, mais ils continuaient de me demander si j'allais bien. J'eut quelques rendez-vous chez des psychologues, des sessions de thérapie groupe aussi cliché que ce qu'on en voit dans les films. J'ai fait semblant que ça m'aidé, puis quand j'ai pu, j'ai arrêté. Chacun à sa façon de survivre, et tout le monde s'en fout de savoir comment. Je passerais sur mes crises d'angoisse et mes terreurs nocturnes, elles n'en valent pas la peine.
J'avais dû expliquer à la police ce qui m'était arrivé. Le jeune homme qui prit ma déposition était aussi blasé qu'un type en fin de carrière, comme si ce qui m'était arrivé n'était qu'un énième témoignage. C'était probablement le cas, et je ne serais pas le dernier. Il rentrerait chez lui, sa femme lui demanderait comment s'était passée sa journée et il répondrait avec lassitude « encore la même chose, un gamin tabassé par un autre, on ne retrouvera probablement jamais le type qui a fait ça... »
Le type qui a fait ça. Tout ce que je me souviens de ce type, c'est son sweat rouge à capuche. Il était devenu l'homme en rouge dans mon esprit. L'inconnu qu'on ne retrouverait jamais, même encore maintenant. Personne n'avait rien vu, personne n'avait rien entendu. Il a beaucoup hanté mes pensées. Qui était-il ? Pourquoi avait-il fait ça ? Je vous passerais les clichés qui ont envahi mon esprit, c'était un drogué, un ivrogne, un fou qui avait oublié ses médicaments. J'imaginais ma vengeance, comme un plat froid disait-on, il ressemblait pour moi à un plat nauséabond. Il n'avait pas volé la caisse pleine de billets, il n'avait pas pris mon portable posé sur une pile de bouquins, il n'avait pas pris mon portefeuille. Non, tout ce qui manquait était un livre. Je voulais trouver désespérément une raison qui pourrait expliquer son acte, encore maintenant. J'ai passé des heures à imaginer sa vie, ses vies qui auraient pu le pousser à se comporter ainsi, une enfance malheureuse et encore d'autres clichés. J'ai essayé de lui tisser un esprit qui pourrait expliquer d'agir ainsi, mais jamais je n'ai réussi. Avec le temps, j'ai rangé l'homme en rouge dans un coin de mon esprit, préférant l'imaginer comme l'ex-mari violent qui sombre petit à petit dans son propre malheur, finissant par n'avoir que ce qu'il méritait. Je comprenais que le monde était fait ainsi, et que je n'avais pas d'explications à attendre.
Je ne suis retourné qu'une seule fois à la librairie, devant la façade. Je n'ai pu me résoudre à y entrer. Je sentais presque le goût du sang de nouveau dans ma bouche rien qu'à voir la porte d'entrée. Je passais machinalement ma langue dans le trou laissé par mes deux molaires expulsées, comme pour m'assurer que rien ne saignait, puis fis demi-tour.
Mon corps avait guéri, et le monde n'avait pas cessé de tourner comme on dit. Ma famille et mes amis continuaient de me dire à quel point j'avais été chanceux de m'en sortir. Comme si. Je faisais semblant de rire, semblant d'aller mieux. Au début, ils en parlaient beaucoup, ils semblaient même plus virulents que moi à ce sujet, puis cela devint un lointain souvenir pour eux, une malheureuse mésaventure. J'avais l'impression que je n'avais plus le droit d'être triste. Tout était terminé maintenant, vrai ?
La solitude était tout ce que je cherchais. Mon chat m'aida, cette présence qui se collait à moi la nuit comme pour me dire que non, je n'étais pas seul. L'homme en rouge m'avait revêtu sans le savoir d'un manteau noir qu'on appelle la solitude, ce manteau que j'aimerais enlever mais je n'osais pas. J'avais l'impression qu'il me protégeait.
Je finis par retourner chez moi, quitter de nouveau la maison familiale où les disputes incessantes de mes parents m'agaçaient. Le calme de mon appartement et la présence de mon chat m'aidèrent. Qu'avait mon chat pour que je me sente si bien avec lui ? Je mis longtemps avant de trouver la réponse, un peu cliché, un peu naïve. Mais le chat était innocent, le chat n'avait aucune raison de faire mal. Lorsque la réponse jaillit dans mon esprit sans que je comprenne comment j'en étais venu à cette conclusion, je compris que je perdais doucement mes attaches avec le monde.
Était-ce que tu te souviens quand je te disais que je voyais les gens avec des massues à cri cachées derrière leur dos, ces horribles massues qu'ils sortaient à la moindre occasion. Après ce samedi de février, les gens n'avaient plus des massues, ou du moins, les avaient encore, mais dans leur autre main se trouvait autre chose ; un sweat rouge à capuche. Que se passerait-il s'ils le revêtaient ? Je m'enfermais dans mon monde de peur de les affronter. Mes principes et ma gentillesse étaient quelque chose dont j'étais fier, mais je ne pouvais plus faire face aux gens qui risquaient de tenir dans leur dos le sweat rouge.
J'ai souvent regretté d'avoir survécu, car je sentais que mon esprit était brisé. Mon corps avait cicatrisé, mais mon esprit était obstrué par ce manteau noir. Je commençais même à me dire que ce n'était pas l'homme en rouge qui m'avait revêtu du manteau, je commençais à croire que je l'avais déjà, bien avant, mais que je n'en avais jamais réellement eu conscience. Je regardais les gens autour de moi, essayant de comprendre pourquoi ils étaient si différents. Je n'arrivais pas à me dire que c'était à cause de ce fameux samedi de février. D'autres avaient subi ce que j'avais subi, et pourtant leur esprit avait guéri. Je commençais à croire que j'étais le problème, que j'étais différent depuis bien longtemps. Je me voyais comme une anomalie dans un monde qui ne voulait pas de moi et que je ne voulais pas.
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Justin et le manteau noir
Cerita PendekLa solitude est un manteau noir qui vous enveloppe et qui vous empêche de voir au loin, de voir les autres. La solitude pour moi était un poison, une addiction, un sentiment que je haïssais mais que je ne pouvais m'empêcher de souhaiter. J'étais seu...