La Reine Courtisane (publié chez Black Ink éditions)

Chapitre IX : La vertu d'Enola

"Il était une fois une jeune Gelane appelée Enola.

Elle vivait dans un petit village de pêcheurs au nord-ouest d'Océanar avec sa mère et son frère Elanos, dans une minuscule cabane bleue sur pilotis qui tremblait à chaque bourrasque maritime. Son père était mort dans un naufrage quelques jours avant sa naissance.

A la suite d'un violent accident de cheval, sa mère fut paralysée des deux jambes : elle ne pouvait plus du tout marcher et demeurait alitée. Enola et Elanos s'occupaient d'elle à tour de rôle. Pendant que l'un d'eux restait à son chevet pour lui raconter des histoires destinées à l'aider à s'évader de son quotidien monotone, l'autre partait pêcher des poissons ou ramasser des coquillages afin de pouvoir les vendre au marché d'Océanar. Mais parfois, leur labeur n'était pas suffisant. Les deux jeunes gens devaient voler pour se nourrir.

Un jour, Elanos fut cueilli la main dans le sac par un garde de la royauté Gelane et conduit en prison dans les geôles sinistres du château d'Océanar afin de purger une longue peine de prison. Enola se retrouva seule avec sa mère, au désespoir. La jeune femme avait alors vingt-deux ans. Et contrairement à sa famille, elle était toujours Sans-Pouvoir depuis sa naissance."

– Comment une Sans-Pouvoir de vingt-deux ans a-t-elle pu échapper au jugement implacable des Hauts-Gelanes  ? lâche Sylvan en me couvant d'un regard impérieux. 

Je dissimule l'exaspération que son interruption malotrue provoque en moi. Les enfants Falunes nés avec une cuillère en argent dans la bouche n'apprennent pas la politesse, visiblement.

– Malgré leurs pouvoirs, les Hauts-Gelanes ne peuvent pas surveiller tous les sujets du royaume, Sylvan. Il arrive parfois que des Sans-Pouvoirs qui font preuve de discrétion et de prudence arrivent à passer entre les mailles du filets. Enola en faisait partie.

– Une Renégate qui n'a pas été reconnue par les autorités ! commente le roi avec un mépris ostensible. Cette histoire fictive ne m'inspire guère, en fin de compte.

– Laissez-lui une chance et mettez de côté vos préjugés pour quelques minutes. 

– Ce ne sont pas des préjugés, Alena, il s'agit d'une réalité. ( Il transpire l'orgueil et la suffisance. ) Je suis bien placé pour le savoir. Pour les avoir combattus maintes fois depuis des années, je connais les Renégats. Je vous assure que ce sont tous des nuisibles à éradiquer.

Je fronce les sourcils. Ma langue me démange. Ma main aussi, d'ailleurs. Il mériterait une gifle monumentale pour le recadrer.

 – Puis-je poursuivre, Sylvan ? je demande froidement. Si vous avez l'intention de ponctuer mon histoire d'une averse de remarques belliqueuses et intransigeantes, prévenez-moi maintenant que je pense à censurer mon propre récit au fur et à mesure.

Il hausse les épaules, le visage renfermé. 

Éveiller son intérêt et surtout l'entretenir ne va pas être évident puisqu'il a des opinions préconçues sur de nombreux sujets. Sylvan n'est ni indulgent, ni bon public.

– Reprenez votre conte à dormir debout. Ne vous donnez pas la peine de l'édulcorer, je ne suis pas impressionnable, dit-il d'un ton indifférent, quasiment blasé.

Je serre les dents en comptant mentalement jusqu'à dix avant de recommencer à raconter mon histoire. Il serait peut-être judicieux d'y inclure un personnage auquel il pourrait éventuellement s'identifier...

"L'argent vint cruellement à manquer dans le foyer. Enola n'osait plus voler, de peur d'être incarcérée à l'instar de son frère. Leur mère infirme n'avait personne d'autre qu'elle. Livrée à elle-même, elle aurait dépéri.