Aujourd'hui, je me suis rappelé de mon plus ancien souvenir. Le plus ancien dont je me rappelle... J'imagine votre tête : un vieux qui parle de ses souvenirs, quelle audace chez ce jeune auteur ! Mettez-vous bien dans le crâne que je ne suis ni jeune, ni auteur.
Mon plus ancien souvenir, donc. Quel que soit votre âge, vous en avez un, vous aussi. Une image, une sensation, une odeur, un mot.
Gav-no ! J'aurais dû lire Proust avant de m'engager dans un sujet pareil... Tant pis. Après tout, ce n'est pas parce que quelqu'un a parfaitement décrit quelque chose qu'on n'a plus le droit de s'y essayer à notre manière, sans passer par cette précédente vision qui fait consensus. Seul un prof de philo n'aimerait pas cette prise de liberté.
Quand je remonte le plus loin possible dans mes souvenirs, moi, c'est le mot écureuil qui me vient tout de suite à l'esprit. Vers l'âge de 10 ans, j'étais fasciné par ces animaux. Ils étaient si mignons, semblaient si gentils, si doux, si discrets et si malins à la fois. Remarquez, les deux derniers adjectifs s'accordent assez bien, à mon sens.
Je ne sais pas pourquoi cette passion m'a quitté. Je ne sais pas même si elle m'a quitté. Peut-être ma fascination est-elle recouvert par l'amas de préoccupations qui assaillent mon quotidien.
Attendant d'être libérée.Peu importe ! Je ne sens plus le lien qui m'unissait à ces créatures mais j'en garde le souvenir. Non pas des écureuils ; de l'amour que je leur vouais. Si je devais l'associer à une couleur, ce serait le roux, tirant vers l'auburn. A peu près la couleur de mon doudou, à peu près à cette époque. Un vieux coussin dont je détestais l'un des côtés, sorte de motif en laine grossière. La face opposée, en revanche, me fait encore aujourd'hui l'effet d'une vidéo « ASMR » (oui, je connais ce principe de provoquer des petits stimuli qui chatouillent le cerveau ; ça vous la coupe, hein ?). Une bonne vidéo ASMR, pas celles des nunuches qui veulent juste des compliments. Ou plutôt si : celles des nunuches qui veulent des compliments, justement.
Passons ! La seconde face de mon doudou était en... Je ne sais pas ce que c'était, mais on aurait dit du velours, en plus rustique, plus duveteux. Le large biais était cousu du même tissu. C'était une sensation incomparable, au toucher. Quoique presser le bout de mon doigt sur les replis d'un jean m'était presqu'aussi agréable.
Si je devais remonter plus loin, je crois que je tomberais sur le souvenir d'une dispute avec mon ami d'enfance, et le sentiment profond de l'injustice qui l'accompagne. A cette nouvelle période, j'associerais l'odeur de l'huile de moteur, qui empestait une boutique de la rue nantaise où je vivais, enfant.
Tous ces souvenirs sont liés entre eux, à jamais dans mon esprit. Je peux les remonter un à un comme on remonte un fil d'Ariane.
Le lien indéfectible qui les unit est leur point faible. Il disparaîtra avec moi. Sauf peut-être si quelqu'un d'autre lit ces lignes.
Tous ces souvenirs mènent au premier. Le seul qui semble ne s'appuyer sur aucun autre. Évanescent et impérissable. Le mien est une pose. Allongé sur le carrelage (froid, je suppose) de la salle à manger. C'est surtout la vision en contreplongée que j'avais de la photographe, ma grande sœur me semble-t-il, du plafond au-dessus de nous, de la salle-à-manger où nous nous trouvions, de la lumière qui transperçait la semi-pénombre entre les rideaux épais, et la sensation des vêtements que je portais. Encore une sorte de velours, peut-être un pyjama.
Tout autant, je garde en mémoire la satisfaction que j'éprouvais sur l'instant. Je n'ose pas parler de joie, de peur de dénaturer le souvenir. C'est l'autre point faible des souvenirs : ils sont malléables. Mais je n'oublierai sans doute plus la photo qui est aussitôt sortie du Polaroïd, imprimant, dans mon esprit comme sur la pellicule, un point de vue extérieur d'une scène que j'avais vécue de l'intérieur.
Ce souvenir m'est revenu en mémoire quand j'ai vu mon plus jeune petit-fils tomber la tête la première dans une mare de boue dont il ne pouvait pas sortir tout seul. Son mini tracteur en plastique lui étant passé par-dessus. Il a pleuré pendant près de trente secondes, la tête à moitié dans la boue. Ça a fait des bulles.
Je me suis dit que ce serait sans doute son plus ancien traumatisme. Puis j'ai commencé à me demander s'il pourrait s'en souvenir. La suite, vous la connaissez.
Le souci, c'est que tout ça ne m'est pas revenu en mémoire en un clin d'oeil. Et pendant ce temps-là, le p'tiot s'est arrêté de faire des bulles. En remarquant ça, je me suis fait un peu peur.
J'ai marché jusqu'à lui pour le tirer de là. Il avait commencé à manger de la boue. De la boue, oui, messieurs dames ! Ah ça, il aurait survécu sous l'ère soviétique, le garçon. Du coup, je l'ai laissé se resservir. Eh ben, devinez quoi ! C'était pas ce qu'il fallait faire. A croire que les mamans ne savent pas lire les sourires sur les visages de leurs enfants...
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Chronique d'un vieux qui vous emmerde tous
General FictionC'est les vacances, mais pas pour tout le monde.