Je n'aime pas les jeux. C'est naze. Ça se résume à s'enfermer pendant deux ou trois heures (en général, celles de mon émission radio préférée).
Je n'aime pas ça et ça se sait. Eh bien, devinez la première chose que m'ont proposée mes mômes aujourd'hui ? Un jeu de société à quatre. Les pires. L'un de ceux qui se parent d'illustrations digne d'un mioche de 3 ans, et devant lesquelles ma fille s'extasie. Paf, ça n'a pas manqué cette fois encore !
Mais lâche cette boîte, Pauline ! Tes gosses s'en foutent de qui a barbouillé ce truc immonde... Tout le monde s'en balance !Ils le savent : « Papi est mauvais perdant, papi est mauvais perdant ! » Ca les fait marrer.
Putain de jeux de merde. Chaque vacances, ils viennent avec une nouvelle bouse. Et ils sont tout contents de nous expliquer leurs règles débiles comme si on l'était nous-mêmes. Le tout en prenant l'air d'un prof ou d'un politique qui pense avoir créé la Constitution. Trop fiers de nous apprendre un truc et de nous faire passer pour des abrutis. À mon sens, ça revient à ouvrir une boîte en carton pour passer le temps. Vous dites si on vous fait chier, hein ? Bande d'ingrats ! Banka malen'kikh pridurkov...
Je hais les jeux de société depuis toujours. A chaque fois qu'on ouvrait l'une de ces maudites boites en famille (heureusement, ça n'arrivait pas tous les quatre matins), c'était la même histoire. Chacun reprenait le rôle qu'il avait mis en suspens en refermant la précédente.
Vous le devinez, je n'avais pas le plus beau. En apparence, peut-être. Celui du « petit dernier ». (Je ne suis même pas le petit dernier de ma fratrie, mais ma petite sœur était intouchable, bref ! Je vous raconterai ça une autre fois)Je prenais le rôle du gamin qu'on ne prend jamais au sérieux. Du distrait, à qui l'on peut tout reprocher : d'être nul, de tricher, d'être à côté de la plaque, de lancer trop fort le dé, de réfléchir trop longtemps, de dire n'importe quoi... C'est censé nous détendre, ça ?
Je parie que ça a été inventé par les Boches pour se venger d'avoir perdu. Au lieu de faire une troisième grande guerre, ils l'ont distillée dans leur coffrets de carton colorés. Ils nous font la nique avec ça depuis 45 !
En fait, non, c'est pire. Ça a été créé par les Américains, pendant la Guerre froide. Ce doit être pour ça, d'ailleurs, que mon père planquait les jeux. Un vieux réflexe...
Bref ! Je me souviens encore parfaitement de ce sentiment bizarre que je suis seul. Mon ennui que camouflait un sourire de façade sur mon visage. Parce que le plus important était de s'amuser. Quitte à n'amuser que les autres.
Et d'encaisser les moqueries. D'être rabaissé, tout en tentant de rabaisser les autres. D'obtenir un : « Tu as triché ! » dès que je m'extirpais du cercle vicieux. Mais ça, c'était encore la meilleure partie.
Dans jeux de société, il y a société. Ces jeux servent à s'y trouver un rôle, une place. Et je n'ai jamais été à l'aise dans cette mission. Ou plutôt si : j'ai toujours su m'adapter pour mettre les gens à l'aise. Toujours compris ce qu'on attendait de moi. Mais je n'ai jamais su conjuguer la satisfaction de cette attente à la mienne.
Je n'ai jamais pris de plaisir à jouer un rôle et à m'y cantonner. J'aime trop le changement. J'aime trop les retournements de situation. Mais ça, la société n'aime pas trop. Et croyez-moi, j'en ai testé, des sociétés.
La certitude des autres l'emporte toujours sur la nôtre. Mes frères et sœurs étaient certains que j'étais irrécupérable. Sur le fil, j'ai réussi à me persuader que j'étais juste médiocre.
J'adore ma fratrie, ce n'est pas le problème. Personne n'est parfait. Mais, déjà avec eux, c'était compliqué à gérer. Alors, avec ces faces de fions que j'ai devant moi cet après-midi, on peut craindre le pire.
Oui, oui, je relance le dé.
Je n'arrive pas à déterminer si le visage de mon fils exprime le bonheur de la revanche ou la compassion. C'est quand même incroyable de rater un gamin à ce point. Je reste persuadé que ma femme m'a trompé avec un bocal vide. Moins par moins est censé faire plus. Ça fait 41 ans que l'inverse détermine ma vie.
41 ans, rádi bóga ! Où vivions-nous, déjà, à cette époque ? Erfurt ? Non, pas encore... Kiev ! Le Dniepr, le théâtre, l'opéra... C'est effarant comme j'ai touché à tout mais comme la vie m'a filé entre les doigts. Peu à peu. Jusqu'à maintenant. Jusqu'à regretter certains choix et qu'il soit trop tard pour changer leurs conséquences.
Heureusement, je penserai bientôt que mon parcours aurait pu être pire. Comme d'habitude. La certitude des autres l'emporte toujours sur la nôtre.
Et merde, je n'ai pas dû prononcer le mot qu'il faut. Ils me fixent tous comme on regarde un demeuré qui vient de manger son slip. Ah bon, faut que je relance le dé ? Ben tiens, va le chercher sous la table ! Et si vous continuez à râler, je me fais dessus. Ce n'est quand même pas ma faute si vos dessins sont à chier, si ?
Plus encore que les jeux, je déteste perdre contre des attardés. A fortiori quand je les ai fait venir au monde.
Je vais faire une sieste.
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Chronique d'un vieux qui vous emmerde tous
General FictionC'est les vacances, mais pas pour tout le monde.